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Quelles inclusivités ?

Quelles inclusivités ?

Féminiser et démasculiniser

Notre sujet de controverse s’articule autour des transformations de la langue française et l’une des principales notions qui intervient en son sein est celle d’une langue dite « inclusive ». Inclure renvoie à l’idée d’intégrer ou d’introduire un élément dans un ensemble, il s’agit d’apporter quelque chose de supplémentaire, de le contenir, le comporter. La notion d'inclusivité  a donc pour objectif d’intégrer de nouvelles normes à la langue afin de permettre à tous les genres de s’y reconnaître égalitairement.   

 

         Mais qui inclut-on avec l’écriture dite “inclusive” ? 

 

         Cette notion même d'inclusivité fait débat parmi les cercles académiques et dans les médias : elle est loin d'être aussi claire que l’on ne le pense. D’une part, là où certaines personnes veulent davantage féminiser la langue, d’autres réclament une démasculinisation plus poussée. D’autre part, la croissante prise de conscience sociale et sociologique de la non-binarité du genre génère une remise en question de la bicatégorisation de la langue française et une volonté de rendre visible le spectre du genre au sein du langage. D’autres encore se défient de l'écriture inclusive : pour eux, elle est en réalité excluante, notamment vis-à-vis des individus en situation de handicap, pour qui l’apprentissage, la pratique et la lecture du français sont déjà difficiles.

 

      Enfin, cette volonté d’inclure renvoie à un projet politique de la part des individus qui façonnent cette notion. Il s’agit d'appréhender le genre dans l’étendue de sa complexité sociale et d’envisager que la langue puisse inclure et comporter toutes les identités de genre en dehors du prisme binaire. En usant de néologismes, en créant de nouveaux systèmes de signes et de syntaxe, les usagers cherchent à construire une nouvelle langue dérivée de la langue française et à établir une nouvelle connaissance du sujet. Leur approche de la controverse s’inscrit en ce sens dans une démarche qui dévie et transgresse les usages actuels de la langue.

Féminiser et démasculiniser

De la féminisation à la démasculinisation du langage dans l'objectif d'atteindre une égalité de représentation par la langue. 

           Les acteurs que nous plaçons dans cette catégorie possèdent un objectif similaire, celui de rétablir une certaine égalité entre les genres, qui passe néanmoins par deux approches différentes : la féminisation vise à augmenter la visibilité du genre féminin en le faisant apparaître tandis que la démasculinisation vise à diminuer la domination de la visibilité du genre masculin.

La féminisation

Quand on parle de féminisation en écriture inclusive, l’enjeu principal est la féminisation des noms de métiers, des fonctions, des grades et des titres, soit en retrouvant les formes féminines qui ont été oubliées ou effacées du français, soit par la création de nouvelles formes féminines qui n’existent pas encore. 

une juge, une apprentie,

une nageuse, 

une agricultrice, une chirurgienne, une avocate 

« Mme la ministre »

au lieu de « Mme le ministre »

           Ce dernier exemple a donné lieu à une polémique médiatique lorsqu’en 2018 le député Gérard Longuet s’est adressé à sa collègue Brune Poirson en utilisant la forme masculine. La question de la féminisation des noms des métiers s’est alors retrouvée au centre du débat public alors qu'elle en avait été écartée pendant un certain temps (voir notre chronologie pour le détail des différentes étapes de la féminisation des noms de métiers). Un autre exemple qui fait polémique dans les médias est l'usage du terme « autrice », au lieu de « auteur » par certaines personnes. 

 

             De nombreuses modalités sont suggérées pour la féminisation  :

  • Utiliser la double-flexion (ou doublons ou formes pairées) : « Les cheffes et les  chefs de service. », « Françaises, Français. »

  • Énumération par ordre alphabétique : « Les étudiantes et étudiants ont apprécié la conférence. »

  • Ordre de mention sémantique : lorsque l’âge est le facteur central dans la désignation d’un binôme, il est admis de nommer la personne âgée en premier. De même, dans un binôme genré, l’androcentrisme social place typiquement l’homme en premier (« mari et femme », « Adam et Ève », « Monsieur et Madame Untel », etc.). Cet ordre de mention permettrait d'inverser l'usage courant qui veut que l'on se réfère au sujet masculin en premier, avant le sujet féminin. 

  • Utiliser raisonnablement le point médian : « étudiant·es » plutôt qu' 
    « étudiant·e·s »

  • Trait d’union : « les étudiant-e-s »

  • Point : « les étudiant.e.s »

  • Barre oblique : « les étudiant/e/s »

  • Parenthèses : « les étudiant(e)s »

  • Majuscule à l’intérieur du mot : « les étudiantEs »


        Cette féminisation des statuts, des titres et des métiers a provoqué quelques flottements au niveau du vocabulaire, de la grammaire et de la sémantique. 

 

         L’expansion du vocabulaire a entraîné la formation des changements linguistiques et des polysémies, c’est-à-dire, des mots qui ont plusieurs sens en fonction du contexte d’usage. Selon Bernard Cerquiglini, « l’étudiante » désignait, au XIXe siècle, la petite ouvrière qui empêchait l’étudiant de vaquer à l’enseignement et que l’on abandonne allègrement. Depuis que les femmes ont le droit d’accès à l’enseignement supérieur, le mot « étudiante » désigne une femme qui étudie. C’est aussi le cas de « l’ambassadrice », qui désignait la femme de l’ambassadeur et non la personne représentant l’État.

 

          L’Académie française qui s’opposait auparavant à la féminisation des titres se place aujourd’hui en observatrice des usages. Dans son rapport de 2019 intitulé La féminisation des noms de métiers et de fonctions, elle intègre la pratique dans l’histoire de l’évolution du langage et définit les règles d’usage telle que l’adjonction d’un « -e » lorsque le nom se termine par une consonne : artisan devient artisane. Cependant, certaines formes posent néanmoins problème comme l'ajout du suffixe « -esse » pour obtenir une forme féminine. En effet, l’Académie en souligne le caractère péjoratif lorsqu'il désigne quelque chose de petite taille ou de moindre importance. D’autres formes demeurent également floues, comme la féminisation du mot chef que l’on peut écrire alternativement : « la chef, la cheffe, la chèfe, la chève, la cheffesse ou encore la cheftaine ». Cela concorde avec le fait que le but du rapport de l'Académie était de faire un état des lieux des usages, et non d’imposer une manière de faire.  

 

         L’accroissement du lexique entraîne aussi la création de néologismes, c’est-à-dire la construction de nouveaux mots. Lorsque Élisabeth Guigou est nommée Ministre de la Justice, la question se pose : Doit-on l'appeler « la gardienne » ou « la gardeuse des sceaux » ? Ce sera finalement la garde des sceaux. La lexicologue et sémiologue Josette Rey-Debove s'étonne de cette hésitation et remarque que l’on ne dit ni gardien ni gardeur des sceaux au masculin. Le rejet par l’Académie française (dont nous rappelons que la position a évolué) portait notamment sur la dissonance de certains néologismes. Dans le mot écrivaine, il y a le mot « vaine ». Mais, d’après Bernard Cerquiglini, l'enjeu serait surtout de l’ordre de l’habitude, le mot « écrivain » contient aussi le mot « vain » sans que cela ne pose problème. Ce fut aussi le cas lorsque François Mitterrand nomma la première préfète. 

« Tout le monde est professeur, mais maître de conférences (...) c'est beaucoup plus rare et ça en dit beaucoup plus et à un moment donné, est arrivé "maîtresse de conférences". Tout de suite, j'ai pensé : "Ah oui, c'est plus correct". Mais intérieurement, parce que j’avais un certain âge, etc., que j'avais été éduquée comme ça - intérieurement, je ne pouvais pas m'empêcher de penser, en combattant tout de suite cette pensée, que c'était en quelque sorte dévalorisant. »

Danielle Omer, entretien

           Si l'accroissement du lexique qu’engendre la féminisation des métiers et des fonctions fait plutôt consensus aujourd’hui en France, l’Office québécois de la langue française recommandait déjà cet usage dès 1979. C’est une démonstration intéressante des évolutions variées de la francophonie et de sa sensibilité aux questions de genre à travers le monde. Consultez notre page sur la Francophonie pour plus de détails. 

 

           Dans le cas du pluriel, bien que l’accord de proximité n’ait jamais cessé d’être utilisé, il est resté minoritaire. Certains rejettent le principe de grammaire d'accord en genre (et en nombre) au pluriel, communément appelé « le masculin l’emporte sur le féminin ». Selon eux, cette règle laisserait à penser que le genre féminin serait subordonné au genre masculin, impliquant que le féminin dépende du masculin au-delà de l’espace grammatical, dans l’espace social et symbolique. Cette conception de la règle enlèverait au masculin la qualification de « genre non marqué », traité précédemment. 

 

       Le grammairien Nicolas Beauzée mentionne à propos de cette règle que « le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle » (1767).

 

          Selon Gilles Siouffi, la règle grammaticale qu’il juge bien mal nommée car elle porte à confusion découlerait du latin où, au pluriel, le genre neutre l’emportait sur les genres masculin et féminin. Cette règle ne traduit alors aucun effet de supériorité ou de sexisme puisqu’il s’agit d’une règle de neutralisation. Par opposition à cette règle du masculin neutre, l’accord grammatical de proximité consiste à accorder le genre d’un adjectif ou d’un verbe au dernier nom qu’il qualifie dans la phrase, qu'il soit féminin ou masculin.

       Voyons à présent trois figures notoires qui ont travaillé sur la féminisation : 

Merci aux auteurs et autrices présentes à la conférence

      Anne Marie Houdebine est linguiste, sémiologue, psychanalyste, et professeure émérite à l’Université Paris-Descartes. Femme engagée et militante française, c’est une  des pionnières de la recherche linguistique sur le genre. Elle a travaillé en particulier à partir des années 1970 sur la notion d’imaginaire linguistique et la féminisation des noms de métiers. Elle est à l’origine de la commission de terminologie de 1984 qui a produit la circulaire du 11 mars 1986 relative à la féminisation des noms de métiers, titres et fonctions. Décédée en 2016, ses travaux et théories sont fondatrices en ce qui concerne l’écriture inclusive et sont toujours d’actualité. 

         Thérèse Moreau est écrivaine, féministe, enseignante et grammairienne et elle est également connue pour son engagement en faveur du langage inclusif. Engagée pour la cause de l'égalité entre hommes et femmes, elle est membre de nombreux comités et écrit de nombreux essais sur le féminisme, et notamment un dictionnaire de la féminisation des professions, titres et des fonctions. 

         Dominique Bona est écrivaine et la plus jeune académicienne du moment. Dans ses écrits, la condition féminine occupe une place centrale. Selon elle, l'Académie française ne veut pas être un strict « conservatoire », mais se revendique d’être à l'écoute de son temps et prône l'ouverture et la compréhension. La féminisation suit cette logique. Dans une interview pour Le Figaro en 2019 elle déclare : « Je pense que les académiciens sont plus enclins à la féminisation aujourd'hui. Le fait de féminiser les noms de métiers n'est pas forcément un combat féministe au sens militant du mot. C'est bien plus large. C'est permettre aux femmes de sortir d'un malaise linguistique et de pouvoir se dire “qu'est-ce que je suis?” [...] C’est la liberté de dire son métier au féminin. Mais si certaines veulent être au masculin, elles peuvent. Il n'y a pas de radicalisme. »

 

 

La démasculinisation

Parmi ceux qui soutiennent que changer la langue en usant de l’écriture inclusive pourrait permettre de réduire les inégalités genrées, il y a non seulement ceux qui parlent de féminisation, mais aussi ceux qui parlent de démasculinisation.

 

         Ces deux démarches sont proches dans le sens où elles visent toutes deux à procurer une place plus importante au genre féminin dans la langue. Cependant, le constat qu’elles mettent en avant afin de justifier un nouvel usage n’est pas similaire. En effet, ceux évoquant la démasculinisation préfèrent ce terme à celui de féminisation car ce dernier insinuerait que la langue est neutre et que l’objectif de l’écriture inclusive serait de la rendre féminine.  Or, cela ne reflète pas de façon adéquate le but qu’ils souhaitent atteindre. En réalité, ils considèrent que la langue française est marquée par une domination du genre masculin et qu’il est donc nécessaire de la démasculiniser afin de rétablir une certaine égalité entre les genres

 

          Ici, on peut évoquer l’historienne de la littérature et critique littéraire, Éliane Viennot. Avec ses publications, et, en particulier, avec l'ouvrage Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, paru en 2017, cette chercheuse a considérablement participé à l’émergence de l’idée de démasculinisation de la langue. Au sein de l’ouvrage évoqué, Éliane Viennot soutient qu’avant le XVIIe siècle, la langue française n’était pas particulièrement marquée par le genre masculin. Elle prend comme exemple certains noms de professions qui, au XVIème siècle, auraient eu une forme féminine telle que « philosophesse » ou « autrice ». Cependant, au début du XVIIème siècle, toujours selon Éliane Viennot, certains hommes réalisent que les femmes prennent une place de plus en plus importante dans la société. Ce phénomène est rendu visible notamment par le succès de certaines écrivaines, de l’importante influence dont bénéficiaient quelques femmes à la cour, ou encore, du fait que la France avait été dominée par plusieurs régentes. Ainsi, ces mêmes hommes, dans l’objectif de déprécier le statut sociétal des femmes, auraient commencé à plaider la thèse selon laquelle l’homme serait supérieur à la femme et que cette supériorité devrait être retranscrite au sein de la langue. C’est ainsi que l’accord de proximité, ou encore, certains noms de professions pouvant s’écrire au genre féminin, auraient fini par disparaître. Dès lors, pour Éliane Viennot, l’écriture inclusive serait un moyen de démasculiniser la langue française et donc d’éliminer ces changements artificiels qui seraient intervenus au XVIIème siècle et qui auraient dénaturé la langue.


           Par ailleurs, certains plaident pour une démasculinisation de la langue mais avec des justifications différentes que celles établies par Éliane Viennot. À cet égard, on peut évoquer la sociolinguiste Claire Michard qui, par une analyse matérialiste, explique qu’il existe une domination systémique des hommes par rapport aux femmes : le « sexage » et qui peut être observable au sein de la langue. Elle affirme que le sexisme présent dans la langue serait un instrument au service de la domination des hommes vis-à-vis des femmes. Elle prend en guise d’illustration le fait que le masculin en français dispose d’un sens générique et peut désigner à ce titre l’ensemble des êtres humains, ce qui n’est pas le cas pour le féminin qui désigne avant tout ce qui se rattache à la femelle et non à l’être humain. Ainsi, Claire Michard note qu’il existe dans la langue française une « absence de construction de l’agentivité pour les objets de discours femmes et, à l’opposé, la construction répétitive de l’agentivité pour les objets de discours hommes ». Ainsi, Claire Michard considère que le masculin prédomine dans la langue et, donc, qu’une démasculinisation serait nécessaire. Elle soutient que l’écriture inclusive est un élément de réponse à cette problématique

 

          De façon plus générale, ceux qui plaident en faveur de la démasculinisation de la langue voient en l’écriture inclusive une solution et sont, à ce titre, en faveur de l’usage des pratiques de  féminisation.


 

Vers un féminin générique ?

Le féminin à valeur générique désigne l'utilisation de formes grammaticalement féminines pour référer à des femmes et des hommes voire à des personnes non binaires. Il s'utilise parfois comme stratégie d'écriture inclusive et son fonctionnement est analogue au masculin à valeur générique. Cet usage a pu donner lieu à des recherches ainsi qu’à des expérimentations pédagogiques (voir la partie « Que Fait La Langue ? »), mais il s’agit surtout d’une pratique artistique, engagée et revendiquée par des femmes se reconnaissant dans le mouvement féministe. Voyons quelques exemples pour mieux comprendre et illustrer ce phénomène linguistique à caractère expérimental.

 

           Monique Wittig publie en 1969 Les Guérillères, un roman où le pronom le plus utilisé est le pronom « elles » auquel elle entend rendre son usage et sa légitimité : « Les Guerillères s'écrivent comme sujet collectif à la troisième personne du féminin pluriel ».

 

          De nos jours, la conteuse, autrice et metteuse en scène féministe engagée, Typhaine D., revisite les histoires de notre enfance en créant une poétique Féminine Universelle. Il s’agit alors de réinventer les célèbres contes avec l’utilisation d’un mode de langage spécifique : « La féminine universelle ».

Elle était une fois 

Quelle heure est-elle ?

      Suite à cela, Marguerite Stern, activiste féministe et artiste engagée, déclare sur son compte Twitter : « Elle est importante de remettre les femmes au cœur des mots et donc de la pensée. À partir de maintenante, ici, je m’exprimerai à la FÉMININE UNIVERSELLE ».

       Roberte la Rousse est une collective qui développe des projets artistiques et critiques, fondée par Cécile Babiole, plasticienne, et Anne Laforet, chercheuse. En 2016, la collective a lancé « la » projet « En française dans la texte » qui consiste à traduire « en française  », c’est-à-dire entièrement à la féminine, des textes provenante de différentes horizons, grâce à la création d’une règle générale de féminisation. C’est ainsi que les traductions perturbent sensiblement les messages originales. La processus de traduction fait l’objet de performances, d’installations et d’éditions.

Neutraliser la langue
Neutraliser la langue ou la lutte contre le binarisme de genre

De l'effacement des différences des genres grammaticaux à la visibilisation d’un genre neutre, les acteurs de la controverse représentés ici font la promotion de l’invisibilisation des marques identifiables comme féminines ou masculines, autrement dit se référant uniquement aux genres sociaux de femme et d’homme. Leurs positions remettent en cause l'androcentrisme du langage et la binarité du genre, s'inscrivant dans la poursuite d'un nouvel objectif de l’écriture inclusive en lien avec les recherches sur le genre en sciences sociales. Il s'agit de rendre visible l'étendue du spectre du genre et de représenter les personnes qui ne se retrouvent pas dans la dualité du genre : les personnes « transgenres, transsexuelles, intersexes » ou « intersexuées ». 

 

          La controverse distingue également une autre forme de catégorisation qui est celle d’une langue dite « neutre » et qui tend vers une indifférenciation des genres féminin et masculin dans la langue. En gommant la différence de genre, cette catégorie renforcerait l’universalité de la langue selon ceux qui la mobilisent. L’adjectif latin neuter (masculin), neutra (féminin), neutrum (a) signifie « ni l’un ni l’autre ». Le terme neutre, en français, comprend ce sens et définit alors un genre grammatical qui exclut le masculin et le féminin. 

 

      Cependant, dans la langue française, un genre grammatical neutre qui aurait des marques morphologiques spécifiques n’existe pas. La neutralité grammaticale est ainsi représentée par le genre masculin qui prend une valeur sémantique neutre dans de nombreux énoncés tels que « Il pleut aujourd’hui » ou « Espace non fumeur ». Ces structures impersonnelles expriment la neutralité dans la langue. Plus largement, le genre grammatical masculin incarne le neutre implicite et devient un générique. Il est, à la fois le genre non marqué qui désigne l’humain et le genre masculin qui désigne l’homme.  


Les sciences sociales et la non-binarité

 

Dans cette logique, la catégorisation de notre sujet sous cet angle de neutralité renvoie à l’idée qu’il convient d’utiliser les moyens de la langue française qui sont déjà à disposition pour opérer une neutralisation du genre. On passe alors d’une logique grammaticale « le masculin l’emporte » à une logique « le masculin neutralise ». « Le masculin ne conquiert pas l’autre sexe, il efface le sien. C’est simplement un moyen grammatical d’éviter les longueurs », disait Georges Dumézil.

« Le genre dit couramment masculin est le genre non marqué, qui a capacité à représenter à lui seul des éléments relevant de l’un et de l’autre genre » 

Posture de l’Académie française, Le Monde, 30 avril 1984.

      Certains  acteurs de la controverse se positionnent  en faveur de l’indifférenciation des genres grammaticaux. Ces acteurs font la promotion de l’invisibilisation des marques identifiables comme féminines ou masculines, autrement dit se référant uniquement aux genres sociaux de femme et d’homme. 

 

         Pascal Gygax considère que l’usage du genre grammatical – masculin générique, spécifique ou féminin – attire systématiquement l’attention sur le genre. Il l’illustre avec l’expérience de Parzuchowski, Boçian et Gygax (2016) en polonais démontrant que les personnes ayant reçu une pièce de monnaie qui leur est présentée avec le diminutif -ska (« piécette ») sont moins heureuses trois minutes plus tard que celles ayant reçu cette même pièce, mais présentée sans le diminutif. Autrement dit, le diminutif a attiré l’attention des personnes sur la faible valeur de la pièce. Selon lui, la binarité du genre accentue les différences et contraint l’usage d’un genre binaire même quand cela n’est pas pertinent pour comprendre un propos, proposant ainsi une stratégie de neutralisation du genre. 

 

            Au croisement entre différenciation et indifférenciation, on peut évoquer le sociolinguiste Luca Greco et la linguiste Julie Abbou, qui se positionnent en faveur de la neutralisation du  genre grammatical, afin que la langue française permette de s’exprimer non plus seulement à travers des catégories binaires, mais aussi à travers des subjectivités qui ne peuvent s’exprimer qu'au-delà de toute catégorisation. 

 

 « le peuple,

le corps enseignant, 

la communauté étudiante, les agents de bord »

Effacer le binarisme

 

De nombreux usages permettent l’indifférenciation des genres grammaticaux, comme l’usage de pronoms neutres ou de mots épicènes. Tout d’abord, concernant les pronoms et déterminants de genre neutre, ils permettent de contourner le masculin neutre (ex : « il fait beau ») en grammaire. Par exemple, Alpheratz utilise le pronom « al ». Daniel Elmiger en nomme d’autres : « iel », « iels », « celleux », « touz », « unǝ », « læ », « yn », « Cellese∫eux ». On peut, également, évoquer ici l’Acadam de Bye Bye Binary (ex : « autrice, « auteur », « auteul ») qui propose différents types de suffixes afin que le genre neutre puisse être exprimé à l’oral. Enfin, nombreux sont les particuliers exerçant la profession de designer qui établissent des formes non-binaires. 

 

          Concernant le langage épicène, dans sa définition française, il correspond au processus langagier permettant le recours aux genres masculin et féminin, via un mot non-genré ou neutre (ex : « une personne »), la désignation d’un nom de groupe (ex : « la population migrante », « le corps professoral »)  ou encore la neutralisation d’un terme qui possède un genre (ex : « la ministre »). Cependant, d’après Alpheratz, la définition du terme épicène au Québec et en Suisse est différente : il s’agit de tout processus visant à éviter l’usage générique du genre masculin et qui comprend donc l’usage de la double-flexion (ou doublon) comme faisant partie de la rédaction épicène (ex : « les étudiantes et étudiants »). Cesser d'utiliser les antonomases des noms communs « Femmes » et « Hommes » fait également partie des implications de cette dernière définition. 

 

        De façon plus détaillée, le procédé linguistique de l’épicénisation qui, en rendant un nom épicène permet un usage indifférencié qu’il désigne un sujet féminin ou masculin, s’inscrit dans cette opération de catégorisation qui dégenre la langue. L’accord des termes épicènes ne varie pas selon le genre grammatical, seule la catégorie grammaticale du déterminant indique quel est le genre qui se rapporte au nom. Tel est le cas pour les noms « artiste, « élève », « cadre », « capitaine », « guide » ou encore « propriétaire ». Avec l’utilisation de termes épicènes pour affirmer le neutre, s’ajoute la convention d’usage de termes hyperonymes, c'est-à-dire englobants et qui évitent de faire mention du genre.

 

      Cette logique se heurte à une problématique de re-catégorisation sémantique avec l’usage de génériques hyperonymes. En effet, le mot « générique » acquiert un sens qu’il n’avait pas jusque-là et ainsi, la recatégorisation sémantique peut être source d'ambiguïtés. Pour détailler ce point, voici un exemple emprunté au travail d’Alpheratz dans lequel le mot candidature prend une valeur sémantique différente en englobant celle du terme « candidats ».

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       Enfin, on peut aussi prendre en compte dans cette catégorie un usage promu par le Haut Conseil à l’Egalité (HCE) qui propose de citer par ordre alphabétique lors d’une énumération de termes identiques au féminin et au masculin. Afin de ne pas systématiquement mettre le masculin ou le féminin en premier, la règle de l’ordre alphabétique neutralise la hiérarchie entre les deux genres grammaticaux. Par exemple, « agriculteur et agricultrice », « une femme et son mari », « les femmes et les hommes ».

         Finalement, au sein de cette catégorie, le processus de neutralisation du genre grammatical atténue et gomme les effets du genre. 

 

           En dehors de l’épicénisation, d’autres éléments nécessitent d'être évoqués. 

Avant toute chose, il faut savoir quAlpheratz s’inspire directement du modèle lexicographique défini dans la thèse de la docteure en linguistique Lucy Michel en 2016 qui propose une analyse stéréotypique du sens du genre grammatical. Lucy Michel, en cherchant à ne plus penser les genres grammaticaux à travers une hiérarchie, présente un système au sein duquel les dénominations des personnes ne sont pas envisagées à travers le prisme des genres grammaticaux féminin et masculin mais à travers une nouvelle norme sémantique. Ci-dessous, un exemple complet d’application de ce modèle lexicographique dans le cas d’un article de dictionnaire.

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    Au sein de cet article, le stéréotype associé à chacun des genres grammaticaux du terme défini est donné. Dans ce cas précis, le terme au masculin, c’est-à-dire « boulanger » a pour sens stéréotypé « Homme dont le métier est de faire du pain », tandis que le terme au féminin, c’est-à-dire « boulangère », a pour sens stéréotypé « Femme qui vend du pain dans une boulangerie ». 

     Alpheratz tout comme Lucy Michel s’inspirent directement du travail préalable d’acteurs tels que Daniel Elmiger, Anne-Marie Houdebine ou Claire Michard.

 

     Par ailleurs, la typographie joue également un rôle dans la catégorisation autour de l’inclusivité avec la modification morphologique des caractères de l'alphabet. Pour son projet de diplôme en communication visuelle à la Haute Ecole d'art et de design de Genève (HEAD), Tristan Bartolini a imaginé un nouveau système de signes : L’inclusifve. Il revendique cet alphabet comme un mélange graphique de signes et de glyphes qui imbrique des terminaisons des genres grammaticaux féminin et masculin et dont l’objectif serait d’exprimer tout le spectre du genre, de signifier l’inclusivité et la diversité des possibles. 

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     Caroline Dath°Camille Circlude, membre de la collective Bye Bye Binary, soutient que pour les personnes non-binaires, les recherches typographiques « relèvent d’une urgence et d’une nécessité existentielles, dans la mesure où elles leur offrent de rendre visible leur existence dans l’espace partagé d’une langue à l’heure où certain·es introduisent des propositions de loi visant à interdire l’usage de l’écriture inclusive par toute personne morale publique ou privée bénéficiant d’une subvention publique ».

 

         Enfin, il est important de préciser que, selon Daniel Elmiger, ce serait dans les années 2000 et 2010 que sont nées ces nouvelles réflexions sur les genres, notamment autour des personnes intersexes et transgenres, enrichissant selon lui le genre grammatical. 

 

Certaines pratiques de l’écriture inclusive excluraient-elles certaines catégories de personnes ? Certains acteurs revendiquent une autre définition de l'inclusivité et font appel aux catégories suivant :  les personnes porteuses de handicap, les malvoyants, les dyslexiques, neuroatypiques, etc. 

Un langage inclusif discriminant : des textes inaccessibles à la lecture

 

D’une part, on remarque un groupement d’acteurs qui revendique que le langage inclusif renforce les inégalités. Cette contestation incarnée par des linguistes tels que François Rastier ou Jean Szlamowicz attire notamment le soutien de figures politiques qui s’opposent à l'écriture inclusive telles que le député François Jolivet ou le ministre Jean-Michel Blanquer. Ils ne nient pas les inégalités sociales énoncées précédemment mais ne sont pas d’accord avec les moyens utilisés. Ainsi, pour ces acteurs, la modification de la langue ne permet pas de lutter pour l’égalité. Au contraire, la modification de la langue pourrait engendrer d’autres formes d’inégalités. C’est ce que dénonce notamment l’APHPP (l’Association Nationale Pour La Prise En Compte Du Handicap) qui soutient que le langage inclusif complexifie la langue pour les personnes handicapées. Suite à l’intervention de Grégory Doucet concernant l’utilisation systématique de l’écriture inclusive par la mairie de la ville de Lyon, l’APHPP a déclaré en 2019 sur Twitter que « l'écriture inclusive discrimine nombre de personnes en situation de handicap en leur rendant les textes inaccessibles ». L’association a demandé à l’AMF, l’association des Maires de France, de réagir. 

 

          Selon François Rastier dans Mezetulle le 10 août 2020 : « L’Association pour la prise en compte du handicap dans les politiques publiques (APHPP) a d’ailleurs saisi l’Association des maires de France ainsi que la nouvelle Défenseure des droits, Claire Hédon. Les études disponibles relèvent en effet des difficultés de lecture et d’écriture ».

 

       Sur les réseaux sociaux, notamment Twitter, l’APHPP soutient les discours contre l'écriture inclusive de François Jolivet, et continue de se prononcer contre des pratiques typographiques par les institutions publiques :

Une écriture excluante
Une écriture excluante

         D’autre part, des acteurs positionnés en faveur d’une écriture plus inclusive, tels que Pascal Gygax, Julie Abbou, Danielle Omer, ou encore, Hélène Paumier, prétendent qu’une partie de ceux qui leur sont opposés usent d'une forme d'hypocrisie à travers leur argumentaire. En effet, selon eux, leurs opposants auraient tendance à mettre en avant les potentielles difficultés que rencontreraient les personnes handicapées dans l'apprentissage de l'écriture inclusive alors qu'ils ne se préoccupent pas d'ordinaire de leurs besoins. Il s'y dévoilerait alors une forme de récupération politique du handicap dénoncée dans un billet par le réseau Handiféministe. Certains et certaines soulignent enfin le fait que le français est déjà une langue complexe à apprendre et, de ce fait, les modalités de l'écriture inclusive n'ajouteraient pas des difficultés substantielles.

« Je suis ravie qu'enfin, on s'intéresse à ce point aux enfants dyslexiques ! Si l'écriture inclusive, égalitaire, non discriminante, pour une communication moins sexiste, pouvait faire en sorte que véritablement, on s'intéresse aux enfants dyslexiques… J'ai encore de nombreux [...] enseignants et des collègues qui en font fi. Donc, si seulement ça pouvait vraiment nous permettre de travailler avec les plus fragiles dans leur rapport à la langue, ce serait génial. »  

Hélène Paumier, entretien

Le langage inclusif ou la complexification de l’apprentissage

 

D’autres acteurs soutiennent que le langage inclusif a un caractère excluant dans le sens où il complexifierait l’apprentissage. 

         C’est le cas d’Alain Rey qui est un lexicographe et linguiste français. Il considère que l’écriture inclusive complexifie la langue française qui est déjà, à son sens, suffisamment difficile. Ainsi, les règles de l’écriture inclusive rendraient l’apprentissage de la langue française hautement complexe. De plus, il affirme que ce n’est pas en modifiant la langue que l’on se débarrassera du sexisme et des discriminations existantes. Pour autant, il qualifie bien la langue française de sexiste. Il soutient cependant que la modification de cette dernière ne constitue pas un moyen permettant d’améliorer l’égalité entre les genres. 

        La linguiste Danièle Manesse a sensiblement la même position qu’Alain Rey concernant le fait que l’écriture inclusive complexifierait d’autant plus la langue française et donc, par extension, son apprentissage. Au sein de l’entretien que nous avons réalisé, elle affirme ceci : « J'ai interrogé des centaines de jeunes de 16-17 ans qui pleuraient quand ils parlaient de l'école parce qu'ils avaient décroché, parce qu'ils ne comprenaient rien, parce qu'ils ne comprenaient pas ce qui leur était arrivé. Je sais qu'il y a 15 % des enfants qui ne savent pas mettre l'accord du pluriel à 15 ans, 17 %, qui ne mettent pas l'accord du pluriel au verbe. Et on va aller charcuter le langage pour faire quoi ? ».

Schéma
Cartoographie
Écriture excluante
Inclure les identités de genre
Inclure les femmes

Édouard

Philippe

DGLFLF

Complique l’apprentissage

Féminiser la langue

Thérèse

Moreau

Alain

Rey

Jean-Michel Blanquer

François

Jolivet

Exclut les personnes

en situation de handicap

Démasculiniser la langue

Éditions

Hatier

Neutraliser la langue

Sortir de la binarité

* acteurs de la controverse

avec qui nous nous sommes entretenus.

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