Tristan Bartolini
Tristan Bartolini est designer graphique diplômé de la HEAD de Genève d’un Bachelor en Communication Visuelle.
Dans le cadre de son projet de diplôme, il a travaillé sur une systématique typographique inclusif appelé
« L’inclusifve ». En 2020, il reçoit le prix Art et Humanités en 2020 qui récompense les projets qui allient « avec sensibilité et succès, élan artistique et engagement humanitaire ».
« Quant au but recherché, soit garantir l’équité entre les genres, il n’est pas atteint car elles en positionnent nécessairement l’un devant l’autre, voire en relègue un littéralement entre parenthèses. J’ai voulu aller au-delà de cette binarité, mélanger les genres. »
Tristan Bartolini, « Tristan Bartolini, créateur de caractères typographiques épicènes », Le Temps, 2020.
Personnes associées
Bye Bye Binary, Caroline Dath°Camille Circlude, Bernard Cerquiglini, Luca Greco, Éliane Viennot
Liens avec notre enquête
Tristan Bartolini a créé une systématique typographique dont les lettres de caractères sont inclusives. Il a dessiné des glyphes et signes non binaires afin d’expérimenter la notion du genre à travers l’écriture. Ainsi, il a créé des glyphes pour les pronoms et suffixes inclusifs tels que «iel, «fve» ou »xse».. Son but était de créer des signes lisibles où se superposent, sans ordre de valeur ni d’apparition, le genre féminin et masculin.
« La première observation a été de se dire qu’il fallait prendre en compte l’orthographe, respecter l’orthographe des terminaisons féminine et masculine et les superposer en un seul signe. Mais les lettres devaient être suffisamment présentes pour qu’on puisse les reconnaître assez intuitivement et donc lire le signe quand il est contextualisé dans un mot. »
« L'alphabet épicène de Tristan Bartolini », France Culture, 2020
Tristan Bartolini a eu comme principe de mélanger les genres et de créer des signes non binaires plutôt que de recourir à une neutralisation des genres qui procéderait à un effacement, ou au point médian qui marquerait une séparation et un ordre.
Image : Tristan Bartolini, « L’inclusifve », 2020.
« Mon projet cherche à se débarrasser de ce point médian parce que ce qui me perturbe fondamentalement, c’est qu’il vient vraiment séparer et mettre une distinction entre le féminin et masculin, alors que mon propos est de mélanger le féminin et le masculin. »
Tristan Bartolini, entretien
Image : Tristan Bartolini, « L’inclusifve », 2020.
Pour Tristan Bartolini, proposer de nouvelles systématiques graphiques va de paire avec l'évolution du langage, de son usage, et vient répondre aux problèmes actuels. Sans qu’une justification historique doive être apportée, son projet s’inspire des ligatures, procédé qui existe depuis l’époque romaine, et qui n’a eu de cesse d’évoluer.
« Je pense que la création peut se suffire à elle-même, elle peut arriver de nulle part et simplement répondre à une problématique, comme l’articulation dans la langue française, et proposer quelque chose qui vient casser tout ça. Dans mon projet comme dans tous les autres projets typographiques inclusifs, il me semble que si on a pensé à faire des ligatures, c’est parce que justement ces ligatures, elles existent même avant l’impression, même avant l’invention du français. »
Tristan Bartolini, entretien
Selon lui, l’écriture inclusive dans la discipline du design graphique ne doit pas être figée par une norme, mais au contraire doit pouvoir s’expérimenter sous différentes formes. Selon lui, l’uniformisation n’est pas un critère de validité puisqu’elle n’est pas possible, et qu’a contrario, l’hétérogénéité des formes graphiques, dans leur dessin de lettres, comme dans leur style de police, ne constitue pas un obstacle à la lecture et à l’intelligibilité du sens.
« Il me semble, qu’à partir du moment où on mélange les lettres d’une terminaison genrées, on comprend le propos, il n’y a pas besoin que ce soit uniformisé ou qu’il y ait une seule manière de faire de la typographie. Je pense que justement, ce qui est intéressant, c’est qu’il y a déjà énormément de polices d’écriture qui sont différentes. Comment créer un signe qui pourrait être optimal dans toutes les polices d’écriture ? Je pense que ce n’est pas possible. On voit bien, par exemple, le « a » : selon la typographie, il a une anatomie complètement différente [ a, a, a, a ndlr].
Pour Tristan Bartolini, le graphiste travaille sur l’invisible : sur ce que le lecteur ne voit pas, mais est capable de ressentir. Il est donc nécessaire pour lui de rendre l’expérience de la lecture la plus optimale possible en réduisant les gênes visuelles et les représentations sexistes.
Tristan Bartolini souhaite à travers son projet participer à la sensibilisation effectuée dans le domaine des arts graphiques et typographique autour de ces questions d’inclusivité, dans la même mouvance de la collective Bye Bye Binary.
« Assez souvent, les graphistes et les typographes travaillent sur l’invisible, sur l’optimisation, sur des choses que personne ne voit à part les graphistes.»
Image : Tristan Bartolini, « L’inclusifve », 2020.
Ressources
« Avec L’inclusif-ve, Tristan Bartolini remporte le prix Art Humanité ». Étapes. 2020.
« Tristan Bartolini, créateur de caractères typographiques épicènes ».
Le Temps. 2020.
« L'alphabet épicène de Tristan Bartolini ». France Culture. 2020.
Images : Tristan Bartolini. « L’inclusifve ». 2020.
Entretien
Cet entretien a été réalisé le 16 avril 2021 sur Zoom et a duré 1h00.
Il a été retranscrit par Léa Mathieu et Lucille Strobbe puis relu par Tristan Bartolini.
Lucille Strobbe
Bonjour Tristan Bartolini. Merci d'avoir accepté cette invitation à échanger dans le cadre de cet entretien. Tu es diplômé de la HEAD, la Haute École d'Art et de Design à Genève, en Communication Visuelle, et tu as reçu le prix Art et Humanité pour ton projet de diplôme de typographie qui est L’inclusifve. Est-ce que tu pourrais commencer par nous raconter ce qui a motivé ton projet ? Quelle est la genèse du projet ? Est-ce que tu es parti d'un constat personnel ou est-ce que tu as vu des recherches ? Qu'est-ce qui t’a motivé ?
Tristan Bartolini
Quand il a fallu réfléchir à un projet de diplôme, disons pour moi, c’était assez évident que je voulais faire un projet typographique, qui serait orienté vers le dessin de caractères. Mais c’était surtout l’occasion d’amener une recherche typographique par rapport à une thématique pour laquelle je me sens concerné, qui me touche. C’est assez difficile de dire comment il y a eu ce déclic. Je pense que c’est en observant le langage inclusif tel qu’il existe que je me suis dit que je pouvais peut-être profiter de mon intérêt pour la typographie pour essayer de proposer d’autres solutions. Au-delà de proposer une solution, l’idée c’était plutôt d’expérimenter autour de cette thématique, en dessinant des nouveaux signes typographiques. Donc, il n’y a pas vraiment eu un jour, où je me suis réveillé et je me suis dit : “ tiens…”. C’est un peu une idée qui s’est faite avec une observation, une nécessité de trouver un sujet pour mon bachelor aussi.
Lucille Strobbe
Pour le nom, est-ce que c’est quelque chose qui allait de soi, de l’appeler L’inclusifve avec justement ce groupement de lettres ?
Tristan Bartolini
Alors ça, c’est venu vraiment à la fin. J’ai développé tous les signes en quelques semaines, ça faisait déjà une année que j’étais dessus. Arrivé à la fin du projet, quand j’avais réalisé tous les signes, j’ai créé un document qui vient présenter ces signes, et il fallait un titre. Je me suis dit « quel terme je pourrais utiliser qui nécessiterait l’utilisation d’un des signes que je proposais ? », et puis, « inclusif, inclusifve », c’est un signe que j’avais travaillé donc pour moi ça tombait un peu à pic. Surtout que c’était intéressant parce que c’était le premier signe que j’ai développé, et que c’est celui-là, qui a un peu déterminé toute la systématique qui vient après.
Lucille Strobbe
Est-ce que tu as eu des difficultés lors de la création de tes signes typographiques ? Comment est-ce que tu as créé tes glyphes ?
Tristan Bartolini
Plus que des difficultés, je dirais qu’il y avait des contraintes que je me suis imposées et que le cadre scolaire imposait aussi : c’était de créer quelque chose de plutôt lisible. Je rigole à chaque fois que je dis ça, parce que la lisibilité est très subjective dans ce projet. Mais là, c’était une contrainte. Il fallait que je propose des signes qui, quand même, après un apprentissage, pourquoi pas, après une étude de ces signes, pouvaient être compris, mais il fallait aussi que les signes parlent d’eux-mêmes, et que ce soit instinctif. Mais pas besoin d’une explication pour les comprendre. Ça, c’était le point de départ. Et aussi, la difficulté, c’était de créer des signes qui, tout en restant lisibles, venaient superposer le genre féminin et masculin, sans mettre en avant plus l’un ou l’autre. Mais ça, c’est encore quelque chose qui ne me satisfait pas tout à fait dans le projet. Il y a des signes où on voit trop le masculin et pas assez le féminin, ou l’inverse. Ça, c’est encore assez subjectif, aussi comme question. Dans le processus, ma méthode, c’était d’élaborer des signes et de les faire tester, de les faire lire à des amis. Et bien évidemment, le signe devait être contextualisé dans une phrase sinon le signe n’avait pas de sens. Donc j’écrivais tout le temps des phrases avec un personnage, que j’appelais Sacha, un prénom mixte. Et du coup, j’écrivais par exemple « Sacha est joli » et à la fin de la phrase, donc au mot « joli », je testais le signe en question en prototype du signe. Et à ce moment-là, j’analysais déjà si on arrivait à lire. Et ensuite, je posais la question de « Dans cette phrase, est-ce que Sacha était plutôt une fille ou un garçon ? » et je partais du principe qu’à partir du moment où la personne qui lisait mon texte me disait que « Sacha n’était ni fille ni garçon », je partais du principe que j’étais arrivé à quelque chose d’à peu près bon.
Lucille Strobbe
Donc, l’idée, c’est de superposer les genres ou c’est de neutraliser ? Comment désignerais-tu cette forme ?
Tristan Bartolini
Alors au tout début du projet, juste après la thèse, avec mes profs, on avait déterminé trois pistes conceptuelles différentes et qui, du coup, auraient une forme différente. La première piste, la féminisation de la langue, la deuxième piste, c’était la neutralisation de la langue et la troisième piste c’était de créer une non-binarité en partant du féminin et du masculin. Personnellement, conceptuellement, c’était la dernière idée qui me plaisait le plus, aussi parce que formellement, ça m’inspirait plus. Je voulais quand même me baser sur l’alphabet. Parce qu’une neutralisation, je voyais plutôt ça comme une suppression de lettres. Ou alors la création de nouveaux signes, mais qui n’incluaient pas forcément le dessin de lettre et les autres signes. Un petit peu comme l’astérisque qu’on utilise dans le langage inclusif en allemand. J’avais plutôt envie de m’inspirer de l’arobase et de l’esperluette. Du coup, pour moi c’était la troisième piste qui était la plus évidente. Parce que je me voyais mélanger les lettres ou les terminaisons féminines et masculines, créer une non-binarité dans cette langue extrêmement binaire.
Léa Mathieu
Dans ton travail, tu n’utilises pas de points médians. Pourquoi est-ce que tu as fait ce choix-là ? Et paradoxalement, le nom de ton diplôme est souvent transcrit avec ce point médian. Qu’est-ce que tu penses de ça ?
Tristan Bartolini
Ce projet, c’est une réponse à ce point médian. Dans la vie de tous les jours, j’utilise le point médian dans mes mails. Pour moi, c’est la solution, pour l’instant, la plus évidente. Mais, mon projet cherche à se débarrasser de ce point médian parce que ce qui me perturbe fondamentalement dans le cadre de mon projet, c’est qu’il vient vraiment séparer et mettre une distinction entre le féminin et masculin, alors que mon propos est de mélanger le féminin et le masculin. Pour la retranscription, c’est simplement dû au fait que ces signes n’existent pas dans les typographies utilisées pour la rédaction des articles. Par exemple, il n’existe qu’une typo pour l’instant, celle que j’ai créée et l’on ne peut pas encore l’utiliser. Donc, c’est pour ça que, malheureusement, la seule solution qu’on a trouvée, enfin que j’ai trouvée, et que les journalistes ou les personnes qui parlent de mon travail utilisent, c’est de mettre le point médian au milieu du titre.
Lucille Strobbe
Est-ce que, du coup, la prochaine étape serait de commercialiser, de donner ta typographie pour permettre son usage ?
Tristan Bartolini
C’est bien évidemment vers ça que j’aimerais me tourner, essayer de trouver des solutions qui font qu’on peut utiliser ces signes dans n’importe quelle création typographique. Le problème c’est que je me suis inscrit dans une police qui n’est pas libre de droits. Donc, je ne peux pas transmettre, je ne peux pas donner le fichier sinon ce serait assez problématique juridiquement. Ce que j’ai fait, ce n’est pas vraiment légal. Vu que c’était dans le cadre d’un projet d’études, ça va. Mais, si tout d’un coup pour un usage dans des publications, etc., ces signes sont utilisés, avec cette typographie, là, ça peut être problématique. Du coup, ce qui se passe, c’est que je travaille sur des polices qui sont libres de droits, avec le même principe. J’avoue avoir du mal à trouver une écriture dans laquelle les signes sont aussi bien que celle que j’ai utilisée pour mon diplôme. Mais après quelques mois de travail, j’espère pouvoir proposer une police libre de droits sur laquelle j’aurais travaillé et dont je serais satisfait pour pouvoir la diffuser. La commercialiser, ce n’est pas vraiment mon but. Mon but, ce serait plutôt de sensibiliser les typographes, de créer des signes un peu comme ceux que j’ai créés, mais aussi de proposer, pourquoi pas, d’autres formes.
Mon projet, malheureusement, a attiré pas mal d’attention, ce qui fait qu’il a fait de l’ombre à des projets similaires, des initiatives déjà préexistantes et qui sont hyper intéressantes. Je fais aussi attention à ne pas entrer dans ce que les médias ont décrit en disant : « C’est la première typo inclusive, c’est celle-ci qu’il faut utiliser », alors que finalement ce n’est pas du tout mon but. J’attends donc aussi un peu que ces recherches continuent et que tout le monde comprenne que c’est un mouvement et non pas la découverte d’une seule personne. J’ai l’impression que si moi, j’arrive demain avec une typo toute faite, toute belle, prête à être utilisée, ce serait tout de même un peu dommage dans ce sens-là.
Léa Mathieu
Par rapport à l’application dactylographique, le clavier, comment est-ce que ton projet fonctionne ? Cela amène également une autre question, qui est l’évolution du clavier. Est-ce que le clavier devrait évoluer si on veut sensibiliser davantage à l’écriture inclusive ? Est-ce que la saisie automatique devrait être reprogrammée ?
Tristan Bartolini
Par rapport à mon projet, à ce stade-là, il n’y a encore rien de réfléchi dans le sens où tout ce qui est programmation, c’est un truc qui fait peur. Je n’ai personnellement pas de solution. Comment j’imaginerais la chose ? En partant du principe que je collaborerai avec des personnes qui ont ces compétences, ce que je ferais c’est que j’essaierai de trouver des raccourcis parce qu’on ne peut pas encore rajouter des touches au clavier. Ou alors peut être utiliser le remplacement automatique. Je ne sais pas quels termes tu as utilisé exactement ?
Léa Mathieu
La saisie automatique, lorsqu’on écrit un mot, il s’orthographie automatiquement par exemple.
Tristan Bartolini
Exactement. Ce serait, pour moi, le plus intéressant. C’est quelque chose qui est possible, que j’ai essayé de faire, mais je n’ai pas eu le temps pour mon projet de diplôme. J’ai essayé d’utiliser les fonctions Opentype et sur InDesign en fait, par exemple, quand il y a deux signes qui sont l’un à côté de l’autre, automatiquement, les deux signes sont remplacés par un seul signe, comme les ligatures f/l qui sont des ligatures spéciales. Des fois, ça se remplace automatiquement quand on copie-colle un texte sur InDesign. L’idée, ce serait d’en arriver là, qu’il n’y ait vraiment aucun effort à faire pour taper ces signes. Après je ne sais pas s’il y a d’autres alternatives, d’autres recherches. Mais il me semble que oui, notamment Bye Bye Binary. Je crois que j’ai vu aujourd’hui dans une story quelque chose d'hyper intéressant. C’est Clara Sambot qui fait partie de la collective et qui a mis une story où elle tapait des points et ça remplaçait les points par un signe inclusif. C’est tout à fait ce que j’imaginais si on imagine vraiment une utilisation de ces signes. Après, quel programme pourrait intégrer ça ? Je ne sais pas du tout. Pour moi, pour l’instant, c’est avec InDesign que j’arrive à travailler. Le reste, c’est vrai que si on imagine devoir écrire des mails ou une utilisation web, je pense que là c’est une énorme recherche à faire. Mais je ne sais pas qui s’en occupe.
Léa Mathieu
C’est une situation qui est assez complexe et qui pose beaucoup de questions c’est sûr, qui dépasse même la typographie, si on va sur de la programmation.
Tristan Bartolini
Complètement.
Léa Mathieu
Revenons peut-être à ta discipline, la typographie. Pour toi, quel est le rôle du typographe ? Est-ce qu’il répond à un problème, qu’il soit technique ou sociétal ? Comment est-ce que tu conçois justement ton rôle de typographe vis-à-vis de ton projet par exemple ?
Tristan Bartolini
C’est assez compliqué parce que je ne me vois pas comme un typographe. Je me verrais plutôt graphiste, ou communicateur visuel, parce que c’est vrai qu’on ne peut pas prétendre être typographe avec un diplôme en communication visuelle. C’est un domaine qui est très spécifique, qui est vraiment un artisanat à part entière, je dirais. Le typographe répond de toute manière à une problématique, d’une manière générale, mais c’est plutôt technique. En ce moment, on cherche à créer des typographies qui soient optimales pour l’écran. Par exemple, les fontes variables. Je pense que vous connaissez. C’est toutes ces recherches pour des questions de visibilité et d’optimisation de mise en page, etc. Après, je ne dirais pas que les typographes répondent à des problématiques sociétales. Ça, c’est une certaine partie des typographes, je pense, comme la collective Bye Bye Binary par exemple. Le monde de la typographie, pour moi, est très formel puisque conceptuel de manière générale.
Lucille Strobbe
On parle beaucoup d’usage et tout à l’heure, tu parlais d’artisanat. On s’est interrogé sur les prémices des ligatures, et on trouvait ça intéressant que les ligatures, qui sont un assemblement de caractères typographiques, à la base bien délimités, soient créées par l’usage manuscrit. On lie beaucoup ça aux critiques qui sont faites aujourd’hui à propos de ces caractères typographiques, qui seraient “sortis de nulle part”. Comment est-ce que tu vois cet usage ? Est-ce que, pour toi, c’est vraiment une justification de ton application ou la création peut-elle être complètement décorrélée de l’histoire et se suffire à elle-même ?
Tristan Bartolini
Je pense que la création peut se suffire à elle-même, elle peut arriver de nulle part et simplement répondre à une problématique, comme l’articulation dans la langue française, et proposer quelque chose qui vient casser tout ça. Dans mon projet comme dans tous les autres projets typographiques inclusifs, il me semble que si on a pensé à faire des ligatures, c’est parce que justement ces ligatures, elles existent même avant l’impression, même avant l’invention du français. Je ne suis pas un spécialiste, j’ai peur de dire des bêtises, mais il me semble que c’était avec le latin que les premières ligatures ont vu le jour, comme l’arobase qui est vieux de plusieurs siècles. Du coup, c’est vrai que quand je vois, ces critiques, « ça sort de nulle part », « pourquoi inventer de nouvelles lettres ? », alors que finalement, il y a beaucoup de signes qu’on utilise dans la vie de tous les jours, qui ne sont pas dans l’alphabet à la base et qui sont en fait des ligatures qui existent depuis bien plus longtemps qu’on le pense. Et puis, là tout d’un coup, on voit des lettres qui s’allongent, qui sont, en plus, illisibles et ça agresse. Mais, moi, je pense que c’est un argument qu’on utilise comme prétexte pour critiquer le langage inclusif quand on est contre de base et que c’est un peu infondé. En tous cas, dans ces projets, c’est vrai que les ligatures sont les sources d’inspiration. Par exemple, l’esperluette, qui est un signe qui est universellement visible, que tout le monde comprend, et pourtant personne ne lit le « e » et le « t » qui en sont à la base. Et c’est ça qui est intéressant, de se dire qu’on peut créer de nouveaux signes qui mélangent les lettres, comme l’esperluette, et de se dire que de toute manière la langue évolue, l’écriture évolue, donc autant essayer de chambouler avec des projets comme ça.
Léa Mathieu
Tu parlais de ces différents usages, de l’arobase qui est utilisé en espagnol pour reprendre le « o » et le « a », mais aussi la majuscule qui est utilisée en allemand ou l’astérisque, dont tu parlais tout à l’heure. Puisque tu as étudié la communication visuelle en Suisse, est-ce qu’il y a, selon toi, des différences entre les pays qui utilisent le français comme langue ?
Tristan Bartolini
Alors, j’avoue que ce n’est pas quelque chose que j’ai réussi à observer. Je ne sais pas s’il y a une différence selon les pays. Mais ce qui semble mettre tout le monde d’accord, c’est le point médian. Il me semble que c’est ce qui est le plus répandu, ce qu’on voit le plus. Après, je ne sais pas, peut-être qu’il peut y avoir des tendances selon les régions. Mais je n’arriverai pas à répondre à cette question.
Léa Mathieu
Qu’est-ce que tu penses justement de la multiplication des autres signes inclusifs ?
Lucille Strobbe
Est-ce qu’il y aurait, par exemple, différentes façons de faire qui pourraient cohabiter ? Ou faudrait-il plutôt, dans un souci d’optimisation et de lisibilité, choisir une seule technique ?
Tristan Bartolini
Ok. Pour moi, il faut qu’il y ait plein plein plein plein plein de propositions. Parce qu’il me semble, qu’à partir du moment où on mélange les lettres d’une terminaison genrées, on comprend le propos, il n’y a pas besoin que ce soit uniformisé ou qu’il y ait une seule manière de faire de la typographie. Je pense que justement, ce qui est intéressant, c’est qu’il y a déjà énormément de polices d’écriture qui sont différentes. Comment créer un signe qui pourrait être optimal dans toutes les polices d’écriture ? Je pense que ce n’est pas possible. On voit bien, par exemple, le « a » : selon la typographie, il a une anatomie complètement différente. Comme le « g » et sûrement d’autres lettres auxquelles je ne pense pas. Pour moi, c’est surtout qu’on est à un stade où on commence à parler de la typographie inclusive. Il faut bien le comprendre : c’est une expérimentation, actuellement, ce n’est pas la volonté de créer une réforme. Donc, il y a des propositions et plus il y a de propositions, mieux c’est. Je pense que vous me rejoindrez là-dessus peut-être.
Léa Mathieu
C’est intéressant, parce qu’il y a d’autres acteurs qui sont contre la multiplication des usages, qui complexifierait davantage l’utilisation de signes typographiques. C’est intéressant, ton point de vue là-dessus.
Tristan Bartolini
Oui, mon point de vue est lié au fait qu’il y a eu cette couverture médiatique. Mais je pense vraiment que pour l’instant, c’est un stade expérimental. Je pense que si un jour la typographie inclusive devient vraiment quelque chose, déjà c’est au travers d’une évolution, et je pense que ces signes vont se dessiner tout seul, au travers du temps. Peut-être que maintenant, il y a plein de propositions. Finalement, petit à petit, dans l’inconscient collectif et l’histoire, ces signes vont se dessiner tout seuls. Je ne sais pas si c’est clair, ma réponse.
Lucille Strobbe
Une question peut- être sur ton rôle de typographe, encore. Tu as eu une couverture médiatique qui t’a un peu forcé à expliquer ton projet. Est-ce que tu penses qu’en général, les typographes auraient intérêt et devraient expliquer leur démarche pour inciter et aider les utilisateurs à user de leurs outils typographiques, et pour démocratiser leur utilisation ?
Tristan Bartolini
On parle de typographie inclusive ou de typographie de manière générale ?
Lucille Strobbe
Peut-être de typographie en général, parce que ce n’est pas forcément un domaine assez connu, et particulièrement pour l’écriture inclusive.
Tristan Bartolini
Ce qui m’a le plus étonné dans mon histoire, c’est que ce projet de diplôme, avant qu’il reçoive un prix, honnêtement, je me disais que c’est vraiment un projet que seuls les typographes comprendront. Parce que la typographie, il n’y a que les designers qui savent ce que c’est. Il y a quelque temps, je voulais faire un master en typo, en dessin de caractères. J’ai essayé d’expliquer à ma famille, aux gens qui m’entourent, qui ne connaissaient pas forcément, et puis personne ne comprend le monde de la typographie. Personne ne comprend la nécessité aussi de créer de nouvelles typographies. Tout le monde dit « Ah non, c’est bon il y a la Times, l’Helvetica, pourquoi faire plus ? ». Et du coup, j’ai été très étonné qu’un projet comme le mien, qui est fondamentalement un projet typographique, puisse tout d’un coup faire un peu le buzz comme ça. Je pense que les typographes ont conscience de ce métier, qui n’est pas un métier très connu. Comme plein d’autres métiers peut-être. Je pense que les typographes, lorsqu’ils ont l’opportunité de créer une nouvelle forme et de répondre à des demandes, ça leur suffit.
Lucille Strobbe
Tu parlais de la nécessité de créer de nouvelles typographies. Est-ce que tu pourrais nous expliquer un peu plus, par exemple : c’est très important d’avoir des caractères bien dessinés pour la lecture, dans une page, le gris typographique, c’est super important aussi. Est-ce que tu pourrais nous en parler ?
Tristan Bartolini
Ça rejoint ce que je disais avant. Assez souvent, les graphistes et les typographes travaillent sur l’invisible, sur l’optimisation, sur des choses que personne ne voit à part les graphistes. Le but, c’est de communiquer visuellement et c’est vrai qu’il y a des règles et des soucis optimaux qui sont nécessaires afin que le message soit plus clair et c’est particulièrement important dans la typographie. Parce que c’est vrai qu’un logo avec un interlettrage un peu douteux, c’est problématique, mais de nouveau, pour les graphistes et les typographes. Tout d’un coup, quelqu’un qui n’a aucune notion là-dedans, est-ce qu’elle va le voir ? Je ne m’en rends pas compte. Moi en tout cas oui, comme beaucoup de graphistes.
Lucille Strobbe
Je pense que si les personnes qui ne sont pas initiées au graphisme, voient un logo qui n’est pas bien calé, dont l’interlettrage est mal réglé, elles ne s’en rendront pas forcément compte, mais par contre, elles ressentiront sûrement une gêne. Et c’est là où le typographe a peut-être son rôle à jouer dans l’expression de sa pratique.
Tristan Bartolini
C’est carrément juste, oui. Tu as beaucoup mieux dit ce que j’essayais de dire, en vrai. Quand je disais qu’il travaille sur l’invisible, c’est qu’un logo qui est mal dessiné, quelqu’un qui n’a pas de notions en graphisme va être perturbé par ce logo ou ne va pas trop le regarder justement parce qu’il y a des choses qui ne sont pas optimales, sans pour autant réussir à désigner ce qui ne va pas dans ce logo. Mais le but du graphiste, c’est d’optimiser tout ça, pour séduire l’œil de tout le monde.
Léa Mathieu
Plus que l’œil, si on rebondit sur cette notion d’invisibilité, j’ai l’impression que tu dis qu’il n’y a pas que l’œil, justement, il y a cette notion du typographe qui ressent les effets de la langue. C’est ce que tu nous disais tout à l’heure, quand tu nous expliquais ton projet. Tu écrivais des phrases avec Sacha, par exemple, et tu posais la question à tes amis « Est-ce que pour vous, Sacha est une fille ou un garçon ? ». J’ai l’impression qu’il y a cette conscience-là dans ton projet, des effets psycholinguistiques, si on peut utiliser ce mot assez barbare, des effets psychologiques inconscients de la langue sur nos représentations mentales.
Tristan Bartolini
Oui, et c’est carrément ce que je pense, et que je n’arrive pas à expliquer. Très très vulgairement, je pense que les graphistes, surtout les typographes dans ce genre de projet, viennent vraiment travailler sur l’inconscient ou quelque chose de mécanique, là où dans la tête, il arrive à influencer en fait un inconscient. Parce qu’en fait, le cerveau est une machine qui analyse des choses comme un ordinateur, et suivant ce qu’il voit, le cerveau, il a une information. Et je pense que le graphiste peut bidouiller ces éléments de lecture, afin de créer, au travers de cette machine qu’est le cerveau, des messages. Je n’arrive pas à l’exprimer avec de meilleurs mots.
Lucille Strobbe
On a beaucoup parlé de l’impact des signes typographiques sur les représentations mentales, et notamment il me semble que tu en parlais dans une de tes interviews, où par exemple, l’utilisation de la parenthèse n’est pas forcément efficace puisqu’on avait cette symbolique de mettre de côté, dans une bulle et c’est ce que tu disais par rapport au point médian, qui vient séparer les particules genrées.
Tristan Bartolini
Exactement, les signes typographiques portent le nom de signes. Un signe est porteur d’un sens, là de nouveau on touche à un domaine, je dirais la sémiologie. Et oui, l’alphabet et tous les signes qui le composent sont en fait des systématiques de signes, chaque signe à une utilisation et un sens. Et pour parler de ce que tu disais, c’est vrai que le fait de mettre entre parenthèses la forme féminine, c’est signifier, symboliquement, qu’on vient mettre en parenthèse le féminin. Moi ça me perturbait. Après, est-ce que dans l’inconscient collectif, on le voit comme ça ? Je ne sais pas. Personnellement, je trouve que mettre entre parenthèses, littéralement, c’est mettre de côté et le point médian, de nouveau, c’est la même chose. C’est mettre un point, c’est finir une phrase, et séparer un mot avec ce qu’on met généralement à la fin d’une phrase, je trouve ça fort. Et bien sûr, c’est nécessaire, pour le langage inclusif, mais ma réponse, c’était justement de partir de cet effet-là.
Léa Mathieu
À ce propos-là, cette écriture inclusive est écrite, j’ai envie de dire littéralement, mais elle s’exprime également à l’oral. Comment est-ce que tu conçois cette relation entre « écriture écrite » et « écriture orale », si je puis me permettre ? Est-ce que tu les sépares ? Ou est-ce que, justement, les deux ont été prises en compte dans le processus de création de ta typographie ?
Tristan Bartolini
Dans mon projet, je les ai séparés. Je n’ai pas essayé de trouver des signes qui auraient une fonction orale. C’est vrai que c’est même quelque chose que je ne me suis jamais posé, comme question. Et puis finalement, c’est la question qu’on pose le plus par rapport à ce projet : « comment ça se prononce ?”. Pour moi, la langue écrite et la langue orale sont deux choses différentes. C’est presque deux langues dans une même langue. On n’écrit pas comme on parle. On ne parle pas comme on écrit. Le langage inclusif est en fait une réponse à la langue écrite parce que la langue écrite, c’est quand même ce qui reste, ce qui est imprimé, diffusé sur nos écrans. Le texte, c’est quelque chose de figé, alors que la langue parlée n’est pas figée. C’est donc deux choses distinctes. Mais si on doit faire un lien entre la langue écrite et la langue parlée au niveau du langage inclusif, pour moi, c’est évident que c’est l’utilisation de néologismes qui fait le lien entre les deux. Et pour parler de mon projet uniquement, c’est vrai que si on devait imaginer une prononciation de ces signes, j’aurais tendance à dire qu’il faut que ce soit intuitif : on les prononce comme on les lit. Par exemple, j’ai créé un signe qui superpose le « il » et le « elle », on peut dire « iel ». Ou acteurs/actrices, « acteurices ». Pour moi, ce serait mes réponses, mais c’est vrai que pour d’autres signes comme dans « l’inclusifve », c’est plus compliqué. Je pense que, justement, il faut voir la langue comme un terrain d’expérimentation, et il y a toutes sortes d’expérimentations qui peuvent être différentes en fonction de si c’est écrit ou oral. Et on peut essayer de les relier, d’une certaine manière. Pour moi, la langue parlée, c’est plus vivant. On peut plus jouer avec les intonations, par exemple, ou on peut exprimer des choses avec la bouche, que l’on ne peut pas forcément avec la main. Ou justement, il y a aussi le dessin.
Lucille Strobbe
J’aurais peut-être une question un peu à part. Est-ce que, dans tes différentes interviews, il y a des questions qui te semblaient un peu à côté de la plaque et qui t’ont posé problème ? Je n’ai pas d’exemple, mais est-ce qu’il y a des questions qu’on t’a posées et tu t’es dit « mais ça n’a pas de rapport » ? Peut-être que c’est un peu compliqué, non ?
Tristan Bartolini
Non, non, c’est une question totalement adaptée. Je dirais que j’ai eu affaire à des personnes qui ne comprenaient pas.
Lucille Strobbe
Et comment on fait, à ce moment-là ?
Tristan Bartolini
Par exemple, ce qui a beaucoup été écrit, c’est : « ah, Tristan Bartolini invente une typographie, une systématique d’écriture ». Mais ça, malheureusement, ça parle plus aux personnes qui connaissent ou qui y sont sensibles. Donc, il faut casser les codes qu’on utilise dans notre langage, dans notre métier, pour faire comprendre des choses qui sont finalement assez simples, mais pour nous.
Lucille Strobbe
Du coup, pour parler de ton projet, on dit que tu as créé une systématique typographique ou on dit que tu as créé une typographie ?
Tristan Bartolini
Moi, je dirais une systématique. Enfin, une systématique typographique.
Lucille Strobbe
Est-ce que tu pourrais nous expliquer la différence ?
Tristan Bartolini
C’est personnel, mais pour moi, « typographie », ça désigne l’ensemble des pratiques de la typographie, donc pas seulement le fait de dessiner des lettres, mais aussi d’utiliser la typographie. Je dis « systématique » parce que j’ai développé des signes qui ont été pensés pour avoir une cohérence entre eux et qui rentrent dans des règles qui sont assez simples. Par exemple, à chaque fois, le « e » est présent dans un signe de la même manière. Ça, pour moi, c’est une systématique, du coup. Et si j’insiste aussi sur le fait que c’est une systématique, c’est que j’ai essayé de trouver des signes qui pourraient être traduits dans différentes polices d’écriture, pas dans une seule. Pour moi, c’est beaucoup plus juste de dire « systématique ». Mais « alphabet », c’est juste, je pense.
Léa Mathieu
Merci, comme ça, on parle bien de ton projet en utilisant les bons mots. C’est vraiment important pour nous.
Tristan Bartolini
Oui parce que c’est vrai, on m’a posé la question, donc vous faites bien.
Léa Mathieu
Peut-être pour continuer dans cette série de questions, est-ce qu’au contraire, il y a un dernier sujet que tu voudrais aborder, parce que tu n’as pas eu l’occasion de l’exprimer dans tes précédentes interviews ? Est-ce qu’il y a, je ne sais pas, un point en particulier de ton projet que tu aimerais accentuer ou développer ?
Tristan Bartolini
Généralement, quand on pose cette question, j’insiste toujours sur le fait qu’il faut voir ce projet comme un projet parmi tant d’autres. Mais vous êtes complètement conscientes de ça, puisque demain vous allez rencontrer quelqu’un de la collective Bye Bye Binary [Caroline Dath°Camille Circlude]. Du coup, moi, je n’ai rien qui me vient comme ça, d’important par rapport à ce projet, si ce n’est le fait de ne vraiment pas le voir comme un solutionnement, mais plutôt comme une remise en question de la langue. Et de ne pas le voir comme un solutionnement du langage inclusif tel qu’il existe. Mais, vraiment comme une remise en question, une expérimentation, pour montrer comment notre langue est construite et à quel point c’est problématique.
Léa Mathieu
On est à peu près à la fin des questions qu’on avait préparées pour toi. Merci beaucoup Tristan pour cet entretien.