top of page

Alpheratz

Alpheratz est enseignanx-cherchaire* en linguistique. Al est an romanciær et se définit comme personne non binaire. Sous la direction du linguiste Philippe Monneret, Alpheratz travaille en recherche doctorale sur le genre neutre à Sorbonne Université. Al prépare une thèse en linguistique intitulée Le genre neutre en français. Le CNRS et des revues à comité de lecture publient ses articles scientifiques écrits au genre neutre.

Lire l'entretien 

« Quand j’ai commencé à écrire, j’ai découvert que ma langue échouait à remplir sa principale fonction : exprimer ma pensée. Car cette langue, avec sa hiérarchie entre les genres grammaticaux, perpétue des mécanismes de pouvoir à l’œuvre dans la société. Un choix s’est donc imposé à moi : écrire dans cette langue, ou résister. Si j’ai découvert que les signes n’étaient pas innocents, j’ai également découvert leur puissance. Aujourd’hui, de plus en plus de personnes créent de nouveaux mots et de nouveaux usages qui ne relèvent ni du masculin ni du féminin. Par les nouveaux concepts qu’ils expriment, ces nouveaux signes contribuent à changer le monde. »

Alpheratz, D’après la rubrique “Mot de l’autaire” sur la page Littérature de son site internet.

Liens avec notre enquête
Personnes associées
Liens avec notre enquête

En décembre 2015, Alpheratz publie Requiem, le premier roman français systématisant le genre neutre en littérature. 

En 2018, Alpheratz publie Grammaire du français inclusif, un ouvrage qui pose les bases d’une nouvelle grammaire. Cette recherche étudie le français inclusif et propose à la communauté francophone une grammaire qui lui permette de se l’approprier ou non. Il comprend également un lexique de genre neutre, un éclairage sur l’anglais et le suédois inclusifs et les résultats d’un questionnaire sur ces usages en 2017.

Alpheratz définit le français inclusif comme une variété du français standard fondée sur le refus des hiérarchies entre les genres grammaticaux, associés à des représentations symboliques ou sociales. Ce français inclusif propose de remplacer le paradigme du genre masculin en fonction générique par celui d’inclusivité, ou conscience de genre qui inclut les genres exclus de la langue par leur mise en équivalence.

Alpheratz imagine et promeut un genre neutre dans la langue qui nécessite la conception d’une nouvelle grammaire. Al soutient le dépassement de la binarité du genre grammatical, la transformation de la grammaire et l’élargissement d’un vocabulaire qui ne serait ni féminin ni masculin grâce à la création de nouveaux mots et glyphes. Al utilise de nombreuses manifestations du langage inclusif à l’écrit et à l’oral, notamment les pronoms inclusifs. 

Alpheratz séquence la controverse en trois grandes étapes : 

« La première étape, c'est d'introduire du « Madame, Monsieur ». Ca c’est la première étape du français inclusif. La deuxième étape c'est la soudure des marques morphologiques au sein des mots. Par exemple, le mot que je vous donnais tout à l’heure « lecteurices », il a commencé par être une double flexion partielle « lecteur·rices ». Puis c'est devenu « lecteurices ». Ça, c'est une deuxième étape. Et puis, la dernière étape, c'est la création de mots avec des marques spécifiques au genre neutre et au genre neutre seul. Par exemple, un mot comme « citoyem » c'est aussi une marque spécifique de genre neutre. Ce n’est pas du tout une fusion de deux marques morphologiques binaires. Donc là, cette dernière étape, c'est l'introduction d’un troisième genre grammatical en français. On n’a plus un genre binaire, on a un genre ternaire avec trois classes grammaticales bien définies. »

Citation extraite de l'entretien

Sa définition de l’inclusivité est la suivante : 

« L’inclusivité désigne une pensée et une politique qui consistent à inclure des choses ou des créatures dans un ensemble dont elles devraient faire partie » 

Citation extraite de l'entretien

Selon Alpheratz, si des grammairiens n’avaient pas nommé les classes grammaticales « genre masculin » et « genre féminin », mais « zoink » et « bang », le débat sur le genre grammatical n’aurait pas lieu. Il n’a lieu que parce que le genre grammatical a été mis en corrélation avec le genre social, hier par le féminisme, aujourd’hui par les études de genre, mais avant tout le monde, par la Grammaire.

A cet égard, selon Alpheratz, le genre en grammaire est une classe grammaticale qu’al qualifie en ces termes : 

« un outil pour les grammairians, à l'usage des grammairians et des linguistes, pour classer des mots. Parce qu'un mot comme « toustes », par exemple, est inclassable en masculin ou en féminin. Al faut inventer ou réactiver une classe grammaticale. »

Citation extraite de l'entretien

À l’affirmation « L’usage fait la langue », Alpheratz fait référence à un archipel d’usages qui donne une forme à la langue. Les facteurs qui entrent en compte sont par exemple les évolutions technologiques qui font entrer de nouveaux mots dans la langue mais aussi les décisions politiques et les choix individuels.

 

À la question  : « Que peut le langage vis-à-vis des stéréotypes de genre ? » Alpheratz répond que le langage est à la base de tout et que pour déconstruire les stéréotypes - comme pour les renforcer - , le langage est un outil. Al pense qu'on ne peut construire une société égalitaire sur le plan des représentations mentales et des symboles, en continuant à enseigner que le masculin l'emporte sur le féminin. Al précise que l’ADN du patriarcat est présent dans cette formule qui véhicule une hiérarchie entre les genres. 

Pour définir le neutre, Alpheratz s’appuie sur les travaux de Roland Barthes sur le neutre au Collège de France en 1976 qui dit que :
« Le neutre, c'est l'indétermination, c'est le flou. »

Pour ce qui est de la linguistique, Alpheratz indique que le neutre et ses effets nécessitent d’être étudiés mais que pour l’heure aucune étude scientifique n'a été faite il n’est donc pas encore possible de s’appuyer sur des preuves scientifiques pour attester des effets du neutre dans la langue. « Et dire que les mots de genre neutre suscitent une représentation mentale floue, déjà, ça reste à montrer, mais en tout cas c’est nouveau. Parce que jusqu'à présent, la représentation mentale que suscitent les mots de genre masculin, c’est un homme, du moins d’après plusieurs expériences en sociolinguistique. » 

«  Et dire que les mots de genre neutre suscitent une représentation mentale floue, déjà, ça reste à montrer, mais en tout cas c’est nouveau. Parce que jusqu'à présent, la représentation mentale que suscitent les mots de genre masculin, c’est un homme, du moins d’après plusieurs expériences en sociolinguistique.»

 

Citation extraite de l'entretien 

Ressources
Ressources 

Alpheratz. « Français inclusif  : conceptualisation et analyse linguistique ». SHS Web of Conferences. 9 juillet 2018. Volume 46. 130 pages.

Alpheratz. « Français inclusif : du discours à la langue ? ». Le discours et la langue. Pages 53 à 74. (Les défis de l'écriture inclusive).

Alpheratz. Grammaire du français inclusif. Vent Solars Linguistique. 2018. (Littérature, Philologie, Linguistique). 

Alpheratz. Requiem. Vents Solars Linguistique. 2015. (Littérature, Philologie, Linguistique). 

Alpheratz. Véron, Laélia. D’Artois, Pierre. Débat. « La langue française est-elle misogyne? ». RT OPEN MIC. Novembre 2018.

Moron-Puech, Benjamin. Alpheratz. Tribune : « Révision constitutionnelle : à quand l’égalité réelle entre les sexes ? ». Libération. 17 juillet 2018.

Site web d’Alpheratz

Entretien
Entretien

Cet entretien a été réalisé le 27 mars 2021 sur Zoom et a duré 1h04.

Il a été retranscrit par Emma Bouvier et Erwan Péron puis relu et édité par Alpheratz.

Tout comme Alpheratz, nous utilisons le genre neutre, en pleine conscience du caractère expérimental, émergent et instable de ce phénomène linguistique.

Emma Bouvier 

Bonjour, merci d'avoir accepté notre invitation à échanger dans le cadre de cet entretien. Vous êtes Alpheratz, vous enseignez et recherchez à Sorbonne Université, vous avez publié Requiem en 2015 ainsi que le Guide Grammaire du Français Inclusif en 2018 et vous préparez une thèse intitulée « Le genre neutre en français ». On voulait commencer par vous demander de nous raconter ce qui a motivé cette publication et ce choix de travail de thèse. 

 

Alpheratz 

Ce qui a motivé la publication de La grammaire du français inclusif, ce sont deux choses : une raison personnelle et une raison scientifique. La raison personnelle, c'est qu'en 2015, je publie Requiem, qui est un roman d'apprentissage où je réintroduis le pronom de genre neutre « al » qui existait en ancien et moyen français, donc entre le 9ème et le 15ème siècle.

Ça, c'est la raison personnelle, parce que dans cet ouvrage, ce premier ouvrage qui est une œuvre de fiction, de littérature générale, je développe un système qui permet de créer un genre neutre en français, avec des marques spécifiques, qui sont des dérivés d'une voyelle modèle ou paradigmatique qui est le « a », le « a » du pronom de genre neutre « al ». Et, à l'issue de ce travail, je me dis : « Ce genre neutre que j'ai développé en littérature, est-ce qu'il peut fonctionner dans d'autres conditions d'énonciation que celles d'un ouvrage littéraire ? »

Et je décide de reprendre mes études, à plus de 40 ans, en linguistique. J'ai été formæ en lettres jusqu'à présent dans la même université, Paris-Sorbonne 4, qui est devenue Sorbonne Université. Et, des lettres je passe aux sciences, ce qui fut un choc et un voyage extraordinaire que, voilà, je raconterai un autre jour. Et, je commence mes recherches scientifiques pour voir si la tâche que je me suis donnée, proposer un genre neutre pour le français, est possible.

Le résultat de ces recherches est rassemblé dans la Grammaire du français inclusif, où j’expose la découverte suivante : le genre neutre, en fait, n'est qu'un procédé linguistique au  sein d’un phénomène plus large qui est une pensée politique nommée l'inclusivité et dont j’ai écrit une théorie (elle devrait être publiée à la fin de l’année 2021). La Grammaire du français inclusif, dont j’écris la seconde édition, est une description linguistique de l'ensemble des procédés possibles pour éviter l'utilisation du masculin pour l'expression de réalités génériques ou neutralisantes. … [coupure technique]

 

Erwan Péron   

Vous avez employé le terme d'inclusivité et c'est le sujet de notre discussion. La question que nous avons envie de vous poser, c'est la définition de l'inclusivité, qui inclut-on avec le langage dit inclusif ? 

 

Alpheratz 

Cette définition de l'inclusivité, c'est la mienne. Parce qu'à ma connaissance, elle n'a pas encore été faite, mais je peux me tromper, je ne sais pas tout sur tout. Surtout que là, on sort de mon domaine de compétence, de mon champ disciplinaire qu’est la linguistique. « L’inclusivité désigne une pensée et une politique qui consistent à inclure des choses ou des créatures dans un ensemble dont elles devraient faire partie. » (Alpheratz 2021)

Ces êtres ou ces choses, ça peut être des personnes, mais aussi des écosystèmes, des animaux, des savoirs, des cultures, des langues. Et, cet ensemble, ça peut être des sociétés, des catégories, un patrimoine, un contrat social, mais aussi le récit de l'histoire. Bref, cela peut être un ensemble de choses. L’inclusivité, c'est à la fois une pensée politique et un programme politique. Et vous aviez posé une deuxième question, quelles sont les personnes qui sont incluses ? 

 

Erwan Péron  

Effectivement, mais vous y avez répondu en creux. 

 

Alpheratz 

Oui, c'est ça. Pas seulement des personnes, ça peut être, effectivement, des animaux comme j’ai dis, des savoirs, des langues, etc. Des cultures. 

 

Erwan Péron 

Vous écrivez que l'écriture inclusive est le produit du féminisme et de la pensée queer. Comment s'articulent la lutte contre la binarité du genre littéraire et la lutte pour la féminisation ? Car dans la controverse, si je puis dire, de l'écriture inclusive, al y a des positions qui sont différentes, pas forcément antagonistes, et donc comment s'articulent-elles ? 

 

Alpheratz 

C'est assez abstrait comme question, mais qu'est ce que je peux dire là dessus ? L'inclusivité englobe plusieurs types de luttes autour de l'idée d'inclure un ensemble d'éléments, et l’idée que ces éléments sont des êtres vivants ou des choses, des savoirs, etc. Donc, toutes les personnes qui œuvrent à l'inclusivité, qu'elle soit de genre, de classe, de race, de type de corps, etc, et bien on œuvre ensemble parce qu'on reconnaît, avec les études subalternistes depuis les années 1980, que l'émancipation des catégories ne peut pas se faire de manière isolée, sans tenir compte du fait que d’autres catégories ne sont pas émancipées.

Un exemple concret : la catégorie des subalternes a été conceptualisée par Ranajit Guha en 1982 dans un ouvrage collectif qui s'appelle Subaltern Studies. Et cette définition est très large, Guha dit dans cet ouvrage que « subalternes » désigne toute personne de rang inférieur. Cette définition large, elle va être affinée et précisée par Gayatri Chakravorty Spivak, en 1988, dans son ouvrage Les subalternes peuvent-elles parler ?, en disant que : « Est subalterne toute personne qui ne peut pas parler ». Soit parce que sa parole n'est pas possible dans les faits, ne peut pas s'énoncer, ne peut pas s’entendre, soit parce que sa parole est énoncée mais est déformée et récupérée.

L’exemple qui est devenu emblématique dans les études subalternes est celui des veuves qui s'immolent selon une tradition ancienne de la religion hindouiste. Les veuves s’immolent, à la mort de leur mari, sur un bûcher. Et Spivak précise au sujet de ces cas que l'application de cette tradition est d'autant plus rigoureuse que les veuves héritent d'une grande fortune. Pourquoi l'exemple des veuves est intéressant pour illustrer le cas des subalternes qui ne peuvent pas parler ? Parce que les veuves n'ont jamais parlé. En tout cas, l'histoire n'a pas retenu de témoignages. Elle n'a retenu que leurs noms. Et donc qui parle à la place des veuves ? C'est la loi britannique, donc du colon impérialiste, qui veut interdire cette tradition parce qu’elle fait des veuves des victimes. Et, de l'autre côté de la position politique de la loi britannique impérialiste, vous avez la loi de la religion hindoue. Et quand je dis la loi, je fais référence aux textes historiographiques du Rig-Véda, etc., qui dit « Ces femmes ne sont pas des victimes », au contraire, ce sont des exemples de l'esprit spirituel le plus accompli, puisque ces femmes sont délivrées de leur corps de femmes. Donc c'est une loi patriarcale qui dévalorise le corps féminin, qui s'exprime à la place des veuves. Et, grâce à cet exemple, Spivak, à la question, qui était également le titre de son livre, Les subalternes peuvent-elles parler ?, répond : Non, il n'y a pas d'espace pour que le sujet subalterne sexué, pour parler puisse s’exprimer.

Et tout l'enjeu des travaux qui s'occupent d'inclusivité, que ce soit de genre ou de personnes de la diversité fonctionnelle (en situation de handicap), de personnes racisées, rejetées pour la forme de leur corps, neuroatypiques ou présentant la variation d’une norme, c'est de créer un espace où cette parole est restituée sans être déformée ni récupérée par un projet politique, impérialiste,  religieux, commercial, ou autre. Je ne sais pas si j'ai répondu à votre question « Comment s'articule la lutte pour la non-binarité et pour la féminisation ? », mais voilà. Quand on œuvre pour inclure des subalternes, quelle que soit la catégorie de subalternes dont on s'occupe, et bien on est obligæ de s'occuper des autres également. En étudiant la problématique qui concerne la propre catégorie dont on s'occupe, on découvre des traits communs avec d'autres oppressions. 

 

Emma Bouvier  

Par rapport à la langue et aux dispositifs qui peuvent être mis en place pour la modifier et la transformer, l'enjeu commun des différentes pratiques inclusives que l'on a pu apercevoir, ce serait de mettre en place des dispositifs contre des marques de domination du masculin dans la langue, mais on se rend compte qu'al y a différentes pratiques et différents usages qui vont parfois différer et s'opposer.

C'est pour ça qu'on parlait de féminisation de la langue qui pourrait, éventuellement, s'opposer à la neutralisation de la langue. Et on essaie de comprendre comment ces pratiques pourraient, à terme, converger et réussir à atteindre une forme de stabilisation. Dans la mise en place de ces dispositifs, est-ce qu’une direction n'entraînerait-elle pas, de fait, l'invisibilisation d'une autre ? 

 

Alpheratz 

Déjà, quand on observe l'histoire de la langue, on s'est aperçu s’aperçoit que plusieurs facteurs concourent au changement linguistique. Vous avez des facteurs, par exemple, qui relèvent du pouvoir : telle décision politique sur la langue, va l'influencer, va lui donner une forme. Et puis vous avez l'usage, bien entendu, ou plutôt les usages, l'archipel des usages qui existe, qui également donne une forme à la langue.

Petite parenthèse, qui me fait sourire. Vous savez, la SACEM aujourd'hui, la «Société des Auteurs et Compositeurs de Musique», j'en parle au masculin parce que c'est le nom de cet organisme de gestion qui gère les droits d'autaires. A votre avis, qui représente la langue française, actuellement, dans cet organisme qui est colossal, un organisme national ? Vous avez une idée ? 

 

Erwan Péron 

C'est sûrement à côté, mais peut-être la justice, quelque chose de l'ordre de la justice. 

  

Alpheratz  

Non, c'est une chanteuse. Une chanteuse qui s'appelle Aya Nakamura, c'est une chanteuse populaire qui a la particularité d’écrire ses textes en argot dit « de banlieue » et ce sont des chansons qui doivent être traduites quand on ne comprend pas l'argot des banlieues. Vous voyez qu’aujourd'hui, la perception de la langue a beaucoup évolué depuis une époque où le bon usage de la langue était issu des élites.

Aujourd'hui, Aya Nakamura est une artiste qui fait partie de l'élite produite par l'industrie culturelle, une élite fondée sur la rentabilité qu’elle représente pour cette industrie et pour les marques qui souhaitent profiter du flux qu’elle génère. Du coup, ça m'a fait oublier votre question.

 

Emma Bouvier  

Alors, reprenons cette question sur les pratiques et les dispositifs mis en place dans les dynamiques d'inclusivité de la langue. Nous, ce qu'on a observé, c'est qu'al y a eu des dynamiques de féminisation dans la langue qui, peu à peu, ont eu tendance à être admises dans les usages et dans les normes.

Et aujourd'hui, on a plutôt des dynamiques de neutralisation de la langue et on se demandait si, dans le débat au sein de ces pratiques-là, est-ce que vouloir neutraliser la langue ne pourrait pas s'opposer à vouloir féminiser la langue et inversement ?

Et comment la binarité du genre grammatical s'inscrit un peu dans tout cela ? Parce qu'on a finalement des positions qui se confrontent au sein même des linguistes. 

 

Alpheratz 

Scientifiquement, pour l'instant, on n'a pas de réponse, parce que c'est un champ de recherche qui est extrêmement récent. On est encore très peu nombreux à travailler sur le sujet, et il n'y a, à ma connaissance, aucune expérience qui a été faite pour montrer comment tel procédé du français inclusif serait contre-productif par rapport à tel autre — si j'ai bien saisi votre question — ou provoquerait des effets d'invisibilisation.

Par contre, intuitivement, c'est clair qu'un mot comme les « lectaires » ne produit pas le même effet qu'un mot comme les « lecteurices ». Dans les « lecteurices », vous avez une double flexion partielle, qui a donné naissance à un mot valise, où la morphologie du féminin est traçable. Elle est en partie restituée par ce suffixe -rice. Tandis que dans un mot comme « lectaires », qui est un mot épicène, soit un mot dont la forme qui ne varie pas quel que soit son genre, plus de trace de féminin, ni de masculin, d’ailleurs. Les « lectaires », c'est du neutre. On ne peut pas le classer en masculin ou en féminin.

Donc, les linguistes sont obligæs de créer une troisième classe. Qu’on appelle ce troisième genre grammatical «neutre, commun, inclusif» ou «non binaire» est une autre question, dont on doit encore discuter. Après, on peut imaginer tout un tas de choses de l'effet de ces mots de genre neutre sur les représentations mentales, par exemple. Mais là, le travail scientifique reste à faire, puisque ces mots sont émergents dans le discours.

À ma connaissance, je pense qu'on est très très peu nombreux à travailler sur le genre neutre spécifiquement. Sur ce qu'on appelle l'écriture inclusive, c'est-à-dire la double flexion partielle ou totale, oui,al y a de plus en plus de choses, des travaux scientifiques mais aussi des produits médiatiques.  Le neutre fait partie des questions qu'on devra se poser, que l'avenir se posera certainement.

Enfin, si al y a encore des sciences humaines en France à l’avenir. Mais d'abord, al faut constater ce phénomène. Al faut le recenser,  al faut le chiffrer pour l'analyser, al faut le décrire. Et puis après, on ira dans les subtilités. Mais en tout cas, vous êtes les bienvenuz si vous voulez vous attaquer à ça ! (rire).

 

Emma Bouvier   

Merci beaucoup. 

 

Alpheratz   

Mais je vous en prie. 

 

Erwan Péron  

Allons autour de la question de « Qui fait la langue ? ». Une question qui paraît simple au premier abord, mais qui ne l'est sans doute pas. Lorsqu'il est question des normes, on entend souvent que « l'usage fait la langue ». Qu'en pensez-vous ? 

 

Alpheratz   

C'est totalement faux (rires). Non, je plaisante. L'usage est premier, capital, déterminant, tout ce que vous voulez. Mais encore une fois, dans le changement linguistique, vous avez des facteurs externes à la langue qui ne sont pas négligeables, par exemple les évolutions technologiques, qui font entrer tout un tas de mots dans les usages, lesquels se plient à la séquence historique à laquelle ils appartiennent.

Les décisions politiques, également, orientent l’histoire de la langue, par exemple celle de Charlemagne, par le Concile de Tour (813), qui fait du gallo-roman la langue officielle des homélies pour remplacer le latin. Vous avez aussi les invasions, comme les invasions germaniques, qui ont multiplié les dialectes et créé les langues d’oïl au nord, les langues d’oc au sud. Puis François 1er, par l’ordonnance de Villers-Cotterets (1539) fait du français la langue officielle de l’administration de son royaume.

Alors qui fait la langue ? Et bien un peu tous ces facteurs. Et individuellement aussi, on peut avoir un impact sur la langue, puisque chacun de ces mots de genre neutre qui émergent comme tous les nouveaux mots - est forcément né de l'esprit d'une personne avant d’entrer dans les discours. Cet individu, sans peut-être s’en douter, a contribué à créer un genre en même temps qu’il a créé un mot.

Puisque, qu'est ce que le genre en grammaire ? C’est une classe grammaticale. Une classe grammaticale, c'est un outil pour les grammairians, à l'usage des grammairians et des linguistes, pour classer des mots. Parce qu'un mot comme « toustes », par exemple, est inclassable en masculin ou en féminin. Al faut inventer ou réactiver une classe grammaticale. Je l'appelle le neutre, mais d'autres peuvent l’appeler le genre inclusif, le genre commun ou le genre non-binaire (ou encore autre chose). « Neutre » est intéressant parce qu'il a une polysémie que les autres n'ont pas.

Quand vous dites c'est le genre commun, et bien ça oublie les personnes non-binaires, par exemple, qui ne s'inscrivent pas dans ce sens du commun : on représente des individus, un individu en particulier. Quand on dit « inclusif »... pourquoi pas ? Pourquoi pas, «inclusif» est un bon candidat, sachant ce qu'on met derrière « inclusif » : al faut définir l'inclusivité comme je l'ai fait tout à l'heure, mais tout le monde ne se donne pas cette peine, ce qui est regrettable, d’un point de vue scientifique. 

 

Erwan Péron  

Pour rebondir sur cette question que vous avez esquissée en parlant de Charlemagne, je vais revenir à l'actualité cette fois : en l'espace d’un mois, al y a eu deux propositions de loi qui visent à réguler, à interdire, voire à punir l'usage de toute forme d'écriture inclusive pour des institutions qui bénéficient d'aides de l'État ou des institutions publiques.

Finalement quel est le champ d'action de l'État qui paraît, quand il s'agit de législation vis-à-vis de l'usage de la langue, bien limité ? 

 

Alpheratz   

On est un État-nation, qui associe une organisation politique formée par nos représentanz (l’État républicain) et une culture commune permettant à un bloc humain de se considérer comme un peuple (la nation). L'État s'occupe donc de ce qui constitue notre culture : les signes, en l’occurrence, les mots de notre langue. Certains mots et certains accords sont changés ou inventés par le peuple français et les autres peuples francophones pour répondre à leurs besoins sur les plans de l’égalité et de l’identité, comme le fait de dire «une personne neuroatypique» plutôt que «un autiste».

Malheureusement, vu comment le gouvernement actuel traite la recherche en sciences humaines et sociales, il n'est clairement pas informé ni de ces besoins ni de la pertinence de ces changements. Ces positions divergentes sur la langue française ne font que refléter la fracture entre ce pouvoir et le peuple. Et encore, on n'a pas parlé de la question trans, on n’a pas parlé de la question intersexe, qui sont des questions à l'origine de l'inclusivité de genre et dont les enjeux pour les individus qui relèvent de ces catégories, sont simplement vitaux.

Et ce gouvernement ne sait pas de quoi il parle, du tout. Donc, je ne sais pas comment il va gérer ces propositions de loi, mais il n'a pas compris, il ne sait pas que derrière l’inclusivité, vous avez une pensée politique qui est internationale et qui recouvre tout un tas de catégories de personnes, pas simplement les femmes. Bref, je ne sais pas du tout comment l'Etat va gérer, mais on ne peut pas bien gouverner dans l'ignorance. Al faut s'informer, et pas s'informer dans les journaux, pas s'informer, je ne sais pas, sur les plateaux télé.

Non : s'informer auprès des gens qui travaillent sur ces discriminations et ces phénomènes linguistiques. Ces gens, ce sont les sociologues et les linguistes. , les scientifiques, voire les littéraires, parce que ça concerne la langue. Moi, on m’a rien demandé depuis que j'ai publié ma grammaire en 2018, je n'ai vu personne. A part vous. Heureusement, vous êtes l'avenir. En plus, vous êtes à Sciences Po, c'est vous qui, demain, nous gouvernerez.

Donc, j'ai confiance. C’est ça les jeunes générations aussi, c'est qu'elles sont aussi productives de ces nouveaux mots et ce sont elles qui vont les porter parce que là, je vois des têtes fraîches en politique, mais j'en vois aussi en droit ! Et demain, les étudiants étudianz en droit, ce sont les législataires de demain. Donc, al y a quand même de l'espoir. Vous voyez, j'ai de grandes ambitions pour vous ! (rire)

 

Emma Bouvier 

Faudra qu’on soit à la hauteur.

 

Erwan Péron 

Espérons qu’on sera à la hauteur.

 

Alpheratz  

(rires) J’espère aussi, mais même moi, j'essaie d'être à la hauteur. Mais vous voyez déjà pour prendre un rendez-vous comment je m’en sors. On essaye, on essaye, tout le monde essaye d'être à la hauteur, c'est clair. Même ces gens qu'on critique d'ailleurs, au gouvernement. L’ignorance, elle fait partie d'un système aussi, « La fabrique de l'ignorance ».

Vous connaissez ça, j'imagine ? En tout cas, je vous conseille ce reportage, ce documentaire d'Arte sur la fabrique de l'ignorance, qui nous donne conscience qu’on est pilotæs, on est dressæs, on est éduquæs pour ignorer les choses. C'est un effort d’aller vers le savoir.

 

Emma Bouvier 

Justement à ce propos, vous formez et vous intervenez sur les questions de genre, d'égalité et de langue dans des associations, des écoles, des universités. Quelles sont, selon vous, les domaines où l'inclusivité de la langue peut être appliquée et doit s'appliquer finalement ?

 

Alpheratz 

Je vais éviter le verbe « devoir » parce qu'en fait, je ne suis pas moi, ni législataire, ni politique, même si je fais de la philosophie politique, forcément, en définissant les concepts.

Moi, je suis linguiste, ou, plus précisément, j'essaie d'être linguiste, et æn linguiste n'a pas une démarche normative. Æn linguiste décrit ce qu'al observe et en propose une analyse au service de touz. Donc, le neutre ou le français inclusif, puisqu'il est au service de toutes ces catégories subalternes, pourrait s'appliquer à chaque fois qu’une chose ou une personne est exclue d'un ensemble dont elle devrait faire partie. 

Et au-delà de ces considérations un peu générales : Qu'est ce qu'un mot ? Un mot, c'est un symbole. C'est une convention sociale qui écrit un contrat social. Soit on garde les mêmes mots qu'avant et on continue à écrire le même contrat social androcentrique, patriarcal, raciste, sexiste, validiste, classiste, etc. Soit on change les mots qui écrivent ce contrat social, et donc on en écrit un autre et, ce faisant, on construit une autre société, on essaie de créer une autre société. Je me méfie cependant de mes propres convictions, parce qu’en sciences, nous devons nous méfier de nos biais cognitifs et émotionnels. Mais pour l’instant, mon travail me permet de vérifier les paroles de la poète Audre Lorde, qui déclare en avril 1980, dans un colloque au Amherst College : « Les outils du maître ne détruiront pas la maison du maître ». 

 

Erwan Péron  

Nous voulions vous interroger sur l'Académie française : quelle légitimité lui accordez-vous ? 

 

Alpheratz  

L'Académie française ne comporte pas de linguistes mais des gens qui ne sont pas forcément des gens de lettres, qui se cooptent, qu’on démarche pour pouvoir à son tour entrer à l'Académie française et qui reproduisent un ancien monde en rupture totale avec les besoins du peuple. La légitimité que moi, simple chargæ d’enseignement à Sorbonne Université, j'accorde à l'Académie française, n’a aucun poids. Ce n’est pas à ce niveau-là que ça se passe. 

Qui sont ces gens qui ne savent rien de ce dont vous et moi parlons depuis tout à l’heure et qui se font passer pour des expærts ? Qui les a placés là hormis leur propre famille, pour qu’ils continuent à reproduire leur emprise illégitime sur notre sentiment de la langue, jusqu’à la fin des temps ? Qui les paye si ce n’est nos impôts ? Et combien sont-ils payés, alors que la recherche linguistique se fait sur nos économies personnelles ? Voilà les questions que nous devons poser. Car si nous payons ces gens avec des subventions, donc nos impôts, et que ces gens trahissent le peuple par des déclarations hors-sol sur les nouveaux mots que ce peuple produit, pendant que les recherches sur ces mots se font sans une seule aide de l’Etat, nous aurons mis le doigt sur une fameuse escroquerie. 

L'année dernière, j'ai étudié avec mes élèves un texte de l’académicien Maurice Druon. Il parle de « génie de la langue française » comme si ça coulait de source. Notre langue n'a pas plus de génie qu'une autre langue. De grandes oeuvres de langue française ont été produites, mais les autres langues en ont produit tout autant ! Il qualifie même notre langue de «suprême» ! La pensée impérialiste qui consiste à dire « on a une langue au-dessus des autres» est délétère et nuisible pour notre propre culture, en nous faisant oublier qu’elle est à l’égale des autres, et que, si elle est effectivement belle, elle n’est en rien au-dessus des autres.

C'est cette pensée hiérarchisée, qui écrase les autres, que les langues inclusives s’efforcent de ne pas reproduire.

 

Emma Bouvier 

Et donc, au sein des linguistes, au sein des différentes positions qui peuvent être adoptées dans le champ de la linguistique, comment est-ce que vous vous placez par rapport à ce débat autour du langage inclusif qui est quand même assez présent ? Est ce que vous prenez position ? Ou est-ce que vous restez dans un champ très scientifique ? 

 

Alpheratz   

Dans mon travail linguistique, qui consiste à collecter et analyser ces mots nouveaux, je ne peux pas sortir du champ scientifique. Mais le phénomène linguistique que j'observe, le genre neutre, s'appuie sur une pensée politique. Donc, c'est important d'en parler pour dire d'où ça vient et pour définir précisément quelle est cette pensée politique, donc l'inclusivité. A titre personnel, je suis engagæ puisque j'utilise des mots de genre neutre partout où je m'exprime et notamment dans mon enseignement, dans mes publications scientifiques également.

Et savoir que des institutions comme le CNRS publient des articles scientifiques qui comportent des mots de genre neutre, c'est significatif, c'est intéressant. Cela veut dire qu'ils sont recevables, en tout cas pour la science, parce que personne d'autre ne lit les articles scientifiques à part les scientifiques. Ils sont également recevables par le comité de lecture du Huffington Post qui accepte de publier ces articles, ces billets de blog au genre neutre.

Tout cela est significatif, tout ça ce sont des engagements. La politique commence individuellement. La chose publique commence par l'individu. On fait de la politique en s'engageant individuellement, comme je dis souvent, c'est l'alpha et l'oméga de tout changement. Si nous-même, on contemple tout cela de loin en s'apitoyant, ça ne va pas aider en fait. Ce qui aide c'est de s'engager, mais dans un cadre.

Moi, j'ai une politique linguistique qui n'était pas aussi claire au début quand j'ai commencé mon apprentissage de la science, quand j'ai commencé à écrire pour la science, etc. Ce n'était pas très clair, mais avec les années, elle s'est affinée et aujourd'hui, je peux dire que j'ai telle politique linguistique et je la qualifie de discrétion. Cette politique linguistique de discrétion, elle est la suivante : quand j'enseigne, par exemple, et que j'utilise un mot de genre neutre, j'utilise tout de suite son équivalent en français standard.

Par exemple, quand je dis « les lectaires », j’ajoute immédiatement « ou les lecteurs » pour que mon auditoire comprenne de quoi je parle. C'est pour moi capital, car le but de tout enseignement, c'est de transmettre ce que l'on sait et non pas de parler du haut de son estrade, en face d'un public qui ne comprend rien.

Pourquoi la discrétion ? Cela m'a été inspiré par la féminisation des années 80 au Québec. C'était le début de la féminisation et, je viens de ce monde là, al n'était pas question de féminiser les noms de métiers pour les femmes. C'était « le reporter Maryse Ducan », c'était « le professeur » etc. Et les Québécoises ont commencé à inventer des féminins irréguliers qui finissaient en -eure au lieu de finir en -euse. « La professeure » ça ne s'entend pas. Ça a permis, avec cette relative discrétion ( c'est moi qui qualifie cette stratégie linguistique comme ça) de diffuser du féminin, des noms de métiers féminins, sans finalement qu'on s'en rende compte. Et bien je fais exactement pareil. J'utilise des neutres qui ne sont pas très éloignés du masculin et parfois, mes interlocutaires, et même souvent, ont l'impression que je parle au masculin. Mais je ne parle pas au masculin, je parle au neutre et donc mon discours est non seulement compréhensible, mais également recevable par cæt interlocutaire parce que quand on expérimente le neutre, al y a parfois des neutres qui créent une rupture d'interaction verbale où mes interlocutaires vont me demander « Qu'est ce que vous avez dit ? Pardon, je n'ai pas compris. » Et ça, c'est à éviter selon les critères de mon expérimentation.

Le neutre n'a évidemment pas pour objectif de créer des problèmes de sens mais justement que la communication reste performante et fonctionnelle. Et donc, j'utilise certains neutres et pas tous. Et en plus, tout ça évolue, comme c'est une expérimentation que je fais sur le neutre, ça évolue, je n'utilise pas toujours les mêmes mots, je vois, je teste et j'en tire des conclusions.

 

Emma Bouvier  

Pour rebondir sur cette stratégie dont vous nous parlez, est ce que vous pensez qu'elle est pertinente par rapport aux remarques et aux critiques qu'on fait souvent aux tentatives d'inclusivité dans le langage qui seraient inintelligibles, qui pourraient engendrer des problématiques d'apprentissage ? Toutes les personnes qui s'opposent à une modification du langage vont avoir des arguments de complexité et d’inintelligibilité, est-ce que vous pensez que la stratégie dont vous nous parlez est la bonne solution à tout ça ?

 

Alpheratz  

Le neutre résout des problèmes, mais il en apporte également. Le neutre résout le problème, par exemple, de l'économie linguistique faible des doubles flexions totales : « Les étudiants et les étudiantes », si vous dites « les étudianz », ça réduit considérablement le propos. Donc, il résout ce problème, mais il pose également d’autres problèmes : comment le prononcer ? Comment justifier son orthographe, qui ne prend plus le mot masculin pour base ? Dans quelle situation d’énonciation est-il recevable, dans quelle autre ne l’est-il pas et pourquoi ?

Tout ça s'étudie scientifiquement et fait partie de ma thèse. Mais je ne peux pas tout faire et c'est aussi l'avenir qui répondra à l’ensemble des questions que pose le neutre. Autre question à se poser : le neutre est-il problématique pour les personnes de la diversité fonctionnelle, notamment les personnes dyslexiques ?

Quand on travaille sur ces sujets, à moins d'être totalement abrutix ou dans l'ignorance de ce que je vous ai dit historiquement, sur la pensée politique sur laquelle on s'appuie, on a à cœur de ne pas produire du neutre qui va être problématique pour certaines catégories de personnes.

La double flexion partielle, donc le point médian, peut être problématique pour certaines personnes. Ça aussi, ça s'étudie : le genre neutre peut être une solution, mais c’est à vérifier. Mais Sur le plan des représentations mentales, il en introduit probablement une nouveauté, mais ça aussi, ça reste à étudier. Dans l’ouvrage qu’il consacre au neutre, Barthes dit que le sens du neutre c'est l'indétermination, le flou.

Et dire que les mots de genre neutre suscitent une représentation mentale floue, déjà, ça reste à montrer, mais en tout cas c’est nouveau. Parce que jusqu'à présent, la représentation mentale que suscitent les mots de genre masculin, c’est un homme, du moins d’après plusieurs expériences en sociolinguistique. 

 

Erwan Péron  

Luca Gréco, mais aussi Didier Eribon, parlent du rôle, du langage et des dénominations dans la construction des communautés pour reprendre leurs termes « queer » et « LGBT », et qui impliqueraient un rapport différent au langage et notamment à l'hybridation de certains termes, par exemple.

Et la question que j’ai envie de vous poser au regard de cette information est la suivante : est ce qu'on peut dire que les minorités, pardonnez moi ce terme, ont de fait une facilité à utiliser des alternances codiques, à formaliser des « anomalies » au regard de la grammaire prescriptive du bon usage, pour reprendre votre terme ? 

 

Alpheratz   

Parler de « minorités » est une façon très spéciale de voir les choses. Parce que si l’on considère qu’une personne non binaire est une personne qui n’est ni exclusivement masculine, ni exclusivement féminine, ce type de personnes constitue plutôt la majorité. C’est le cadre juridique, médical, social qui ne les reconnaît pas, nuance. La non-binarité c’est pareil, ça reste à définir précisément et ça peut englober des choses très différentes. 

Les personnes qui produisent du neutre sont en train de produire de la grammaticalité. C'est-à-dire qu’elles ne produisent pas du neutre n'importe comment. Elles n’ont pas dans une main le Bon usage de Grevisse et dans l'autre, le Petit Robert, et pourtant, elles produisent des régularités et ces régularités serviront à enseigner le neutre, si jamais le neutre est de plus en plus repris dans les usages. Donc non, non, au contraire, ces personnes elles s'approprient la langue de façon, j'allais dire, intelligente.

Ce serait être de parti pris, mais on voit des régularités dans ce qui se produit, c'est ça qui est intéressant. C'est que ça ne part pas du tout en vrille cette histoire. C’est que, entre guillemets, ça débouche déjà, de toute façon, sur des grammaires inclusives. En plus de la mienne, vous avez celle de Zacour et Lessard,et les ouvrages de Viennot. Les gens (et parmi eux des scientifiques et des écrivans) qui utilisent la double flexion, ce qu'on appelle «l'écriture inclusive», se mettent ensuite à produire du neutre. Als comprennent que « tous·toutes » se résout par « toustes » voire « touz » , en faisant tout simplement sauter le caractère typographique au sein des deux mots et ça donne un mot de genre neutre. Peut-être que le gouvernement, lui aussi, finira par comprendre que tout ceci est une évolution «naturelle» de la langue, au lieu de recourir à la censure.

 

Erwan Péron   

Pascal Gygax, de par son travail en psycholinguistique, donne deux causes à l'impact sociétal du langage. al y a la marque grammaticale, d'une part, et le stéréotype d'autre part.

Est-ce qu’utiliser la linguistique permet de déconstruire, les stéréotypes de genre ? Que peut le langage vis-à-vis de ces stéréotypes ? 

 

Alpheratz   

J'ai envie de dire tout (rires). Pourquoi tout ? Parce que le langage est à la base de tout, le langage est ce qui permet le récit, que ce soit de l’identité, du savoir, de  l'Histoire, de la  politique. Vous ne pouvez pas faire d'Histoire, vous ne pouvez pas faire de politique sans langage, à moins que tout le monde se mette à danser et communique par la danse. Mais n'allons pas aussi loin. Revenons sur les mots. Pour déconstruire les stéréotypes, le langage est un outil. Le langage peut être un outil comme il peut être un outil pour le renforcement des stéréotypes également. 

Je pense qu'on ne peut pas construire une société égalitaire sur le plan des représentations mentales, sur le plan des symboles, en continuant à enseigner que le masculin l'emporte sur le féminin. C'est catastrophique de dire ça, et je m’étonne qu’elle ait duré aussi longtemps cette phrase. Enfin non ça ne m'étonne pas, puisque dans l’ADN de cette phrase, vous avez la pensée androcentrique qui a écrit l’histoire jusqu’ici, et qui s’est fait passer pour universelle. Dire que le masculin l'emporte sur féminin, c'est aussi terrible que de dire : « le féminin l'emporte sur le masculin ». Ça n’a pas de sens dans un monde inclusif.

 

Emma Bouvier  

Selon vous, l'usage des signes typographiques comme le point médian, par exemple, ou même le point sont finalement des pratiques qui, par la suite, auront tendance à disparaître pour converger vers une stabilisation autour de mots neutres et de l'usage d'un genre neutre ?

Alpheratz 

Je pense que c'est comme ça que ça va se passer, mais je peux me tromper. C'est l'analyse que je fais des étapes du français inclusif. Le français inclusif a déjà une histoire puisqu’il est séquençable en plusieurs étapes. La dernière étape pour moi c'est le genre neutre mais je peux me tromper, ce n'est qu'une analyse et le phénomène est trop récent pour que cela fasse consensus en 2021.

 

Emma Bouvier 

Quelles autres étapes vous identifiez, par exemple ?

 

Alpheratz 

Al y a trois étapes. La première étape c'est un genre grammatical binaire, celui qu'on a appris à l'école : le masculin, le féminin. Ça, c’est le point de départ. La première étape c'est qu'on voit la restitution du féminin dans les énoncés, chose qui n'était pas faite auparavant. Avant, quand vous receviez un courrier qui était adressé au foyer vous pouviez très bien trouver monsieur tout court alors que ça s'adressait aux deux membres du foyer dont une femme. La première étape, c'est d'introduire du « Madame, Monsieur ». Ça c’est la première étape du français inclusif. La deuxième étape c'est la soudure des marques morphologiques au sein des mots. Par exemple, le mot que je vous donnais tout à l’heure « lecteurices », il a commencé par être une double flexion partielle « lecteur·rices ». Puis c'est devenu « lecteurices ». Ça, c'est une deuxième étape. Et puis, la dernière étape, c'est la création de mots avec des marques spécifiques au genre neutre et au genre neutre seul. Par exemple, un mot comme « citoyem » c'est aussi une marque spécifique de genre neutre. Ce n’est pas du tout une fusion de deux marques morphologiques binaires. Donc là, cette dernière étape, c'est l'introduction d’un troisième genre grammatical en français. On n’a plus un genre binaire, on a un genre ternaire avec trois classes grammaticales bien définies. 

 

Erwan Péron  

Pour revenir cette fois au débat public, comment expliquez vous des réactions épidermiques sur le terrain du politique et du médiatique et dont dépend de fait l'opinion publique, et peut-être la stabilisation à terme des usages ? 

 

Alpheratz 

Si demain, l’État décrète : « toutes les personnes sans barbe l’emportent sur les personnes avec une barbe. » Vous allez vous insurger contre l’injustice de ce décret. Ce n’est pas normal, c'est injuste. » Et là, vous allez très mal réagir. Eh bien, c’est exactement ce qui est en train de se passer. Les hommes sont en train de se rendre compte qu’ils vont perdre plusieurs privilèges et notamment celui de ne plus être le représentant de l’humanité. Cette réaction est humaine. Quand on perd des privilèges, on n’est pas contenx. Personne n’aime perdre des privilèges et ça produit des réactions épidermiques. On n’aime pas ça. 

 

Erwan Péron  

Pour rebondir, est-ce qu'il n'y aurait pas quelque chose aussi de l'ordre, peut être de l'identité, voire du sentiment de la langue, dans le sens où vous l’employez, de la représentation de soi-même ? Est-ce qu’en changeant ou en proposant de nouveaux usages, d'autres personnes peuvent avoir l'impression que ça touche à leur propre représentation, à leur propre identité ? 

 

Alpheratz 

Peut être, après, on rentre dans des considérations psychologisantes qui me dépassent un peu. Mais peut-être que ce sont des personnes qui se voient trahies ou privées d'éléments relatifs à leur identité, peut-être ? D’ailleurs, on retrouve ça dans le féminisme, par exemple. Vous avez des guerres homériques entre féministes, sur la question des femmes trans, qui ne sont pas reconnues comme des femmes par touz, peut-être en raison de la crainte de se voir encore dépossédæs de quelque chose. Et puis, par crainte aussi de troubles qui sont tout à fait envisageables.

Par exemple, si un violeur demain décide de devenir une femme, il sera considéré comme une femme et mis dans une prison pour femmes, par exemple. Qu'est ce qui va se passer ? Voilà, ce sont des choses dont l'autorité publique doit s'emparer. De façon aussi sereine que possible et ne pas fuir les sujets qui fâchent. Souvent, c'est ça, on a peur de parler de ces questions, de tout ce qui pourrait arriver, des craintes qu'on peut avoir. Moi-même j’en ai.. Mais nous devons en parler, au contraire, de ce qui nous fait peur, pour pouvoir désamorcer cette peur. C’est une solution possible pour la communauté, quand on fait de la politique. Là, on est vraiment sur un terrain politique.

 

Emma Bouvier  

J'ai le sentiment qu'on a à peu près fait le tour. Est ce que vous avez envie d’ajouter quelque chose, peut-être, pour conclure ? 

 

Alpheratz  

Non, mais j'attends votre retranscription que je lirai avec attention parce que c'est important, notamment sur le plan de la pensée politique que représente l'inclusivité, de dire les choses avec précision. Quand on dit précisément les choses, on se prémunit de certaines attaques. C'est important de se fonder sur du solide quand on parle d'inclusivité. donc j'attends votre retranscription, et puis au besoin j’apporterai quelques modifications avec votre accord. 

 

Emma Bouvier  

En tout cas, c'était très intéressant pour nous d’avoir votre parole. 

 

Alpheratz  

Merci à vous. J'espère que mes espoirs vont se réaliser, que les personnes qui nous gouverneront demain ne nous gouverneront pas dans l'ignorance. Ce sera déjà un grand pas. 

 

Erwan Péron 

Et d'ailleurs, si je peux juste me permettre une petite question par rapport à cela, en interrogeant d'autres personnes, j’ai quand même l'impression qu’al y a quelque chose de lié à l'âge. Notamment lorsque l'on a interrogé Raphaël Haddad qui est dans le domaine de la communication et qui promeut l'usage de l'écriture inclusive notamment à travers des ateliers, il dit que lorsqu'une entreprise utilise des formes d'écriture inclusive, elle va toucher plus aisément des jeunes, un jeune public. Du coup je me pose la question de la relation entre l'âge et ces usages.

 

Alpheratz  

Je n'ai pas de chiffres, mais clairement, c’est cette génération qui produit ces mots de genre neutre. Un dernier mot. L'expression « écriture inclusive » a été déposée à l'INPI, l'Institut national de la propriété intellectuelle, pour s’approprier ce phénomène collectif qui n’appartient à personne, et encore moins à des entreprises. Cette démarche révèle un phénomène de récupération par des intérêts financiers et privés qui n’ont rien à voir avec ce qu’est l’inclusivité, laquelle est une pensée progressiste et sociale issu des peuples et au service de touz.

C’est un phénomène qui va s'accentuer selon moi — même si je n'aime pas prédire l'avenir — mais qu'on constate déjà. C’est extrêmement dangereux, puisque c'est le détournement d'un outil qui ne sera plus au service des catégories subalternes dont je vous parlais, mais au service d'autres catégories, celles qui sont déjà au pouvoir, et qui créent les hiérarchies combattues par la pensée inclusive.

 

Erwan Péron 

Merci beaucoup pour vos réponses. C'était très intéressant. 

 

Alpheratz 

Je vous en prie. Merci, bon courage et bonne chance à vous. 

 

Références :

Alpheratz. Requiem. Vents Solars Linguistique. 2015. (Littérature, Philologie, Linguistique). 

Alpheratz. Grammaire du français inclusif. Vent Solars Linguistique. 2018. (Littérature, Philologie, Linguistique). 

Alpheratz.Théorie de l’inclusivité (à paraître aux éditions Tana en 2021).

bottom of page