Daniel Elmiger
Né à Lucerne, Daniel Elmiger est docteur en linguistique et professeur en linguistique au département de langue et littérature allemandes à l'Université de Genève, en Suisse.
Il est l'auteur de nombreuses publications et d'une thèse sur La féminisation de la langue en français et en allemand : analyse contrastive des discours spécialisé et vernaculaire en 2006.
« L'écriture inclusive est un terme qui est apparu dans le grand public, il y a quatre ans, en 2017. Il a été utilisé auparavant et peut se référer à d'autres termes, comme la rédaction non-sexiste, le langage non-sexiste, le langage épicène... Un grand nombre de désignations existent. Selon l'acception, l’écriture inclusive regroupe différentes manières de représenter, au mieux, les personnes dans le langage. Souvent, les gens qui parlent de l'écriture inclusive pensent à des procédés spécifiques, qui sont par exemple, des procédés d'abréviation, avec des points médian et d'autres signes. »
Extrait de l'entretien
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Liens avec notre enquête
Daniel Elmiger publie régulièrement des articles dans lesquels il analyse les liens entre genres et langages dans la langue française, mais également allemande. Sa nationalité suisse lui permet de prendre du recul face au débat médiatique liée à l’écriture inclusive en France, et d’avoir un regard critique de l’ensemble de la controverse. Il s’est également intéressé aux langues hongroises et anglaises dans le but de mener une étude comparée.
Il est par ailleurs membre de l'association GSL.
Daniel Elmiger considère la féminisation de la langue et ses applications (l’écriture inclusive) comme l’une des questions sociolinguistiques les plus importantes et les plus discutées par le grand public actuellement. En tant que linguiste, il adopte un positionnement volontairement objectif : il analyse et regroupe les différentes formes de féminisation de la langue, qui d’après lui remettent en cause la généricité du masculin, tout en rendant compte d’arguments contraires, comme par exemple la lourdeur du texte. Cependant, il utilise parfois le point médian dans ses écrits ainsi que des formulations épicènes.
Concernant la question du genre et du langage, Daniel Elmiger fait l’état d’une dichotomie de genre. Considérant que les inégalités induites par la généricité du masculin existent et reconnaissant l’idée d’une séparation entre deux genres, il parle de « binarité » ou encore de « bicatégorisation du langage ».
« La grammaire traditionnelle connait une dichotomie de genres (féminin et masculin) qui se traduit tantôt par des formes distinctes (toutes/tous, grande/grand, femme/homme), tantôt par des formes épicènes, donc formellement indistinctes (plusieurs, considérable, élève). Dans un langage inclusif (ou : épicène, non sexiste), on peut privilégier ce type de formes épicènes : qui ne préfère pas les jeunes bibliothécaires agiles aux vieux prêteurs de livres maladroits ?… »
Par ailleurs, sa réflexion théorique n’inclut pas de manière concrète la dimension pratique et orale de la langue. Ainsi, dans La féminisation de la langue en français et en allemand – Querelle entre spécialistes et réception par le grand public, l’étude d’Elmiger est restreinte au champ de la féminisation du lexique et de la féminisation des textes, de même dans son article « Binarité du genre grammatical – binarité des écritures ? »
« Le genre est ainsi une manière de s’identifier à une catégorisation – qui traditionnellement se divise en deux valeurs : féminine et masculine… »« Le genre est ainsi une manière de s’identifier à une catégorisation – qui traditionnellement se divise en deux valeurs : féminine et masculine… »
Les genres écrits n°3. Au-delà de la binarité : le trouble entre les genres. Glad! Revue sur le langage, le genre, les sexualités, n°4, 2018.
« s’il s’agit d’une personne qui ne veut ou ne peut pas s’identifier comme une femme ou comme un homme ― ou si j’ai un doute ? Le meilleur moyen sera probablement de lui poser la question: quel est votre pronom ? Si ce n’est pas un « il » ou un « elle », la personne saura certainement le mieux quel pronom (et quelles formes genrées) conviennent le mieux. Si elle se situe au-delà de la binarité, il y a des pronoms qui permettent de contourner bon nombre de problèmes. »
Elmiger, Daniel. Les genres écrits n°3. Au-delà de la binarité : le trouble entre les genres. Glad! Revue sur le langage, le genre, les sexualités, n°4, 2018.
« Cette dichotomisation semble s’imposer quand on observe le débat, souvent organisé entre les « pour » et les « contre ». Dans le feu oratoire, les éclats argumentatifs seront d’autant plus resplendissants que l’antagonisme est exacerbé. Or, cette mise en opposition simpliste fait abstraction d’une grande partie du public : les personnes qui n’ont pas d’avis très marqué, par exemple parce qu’elles trouvent judicieux certains arguments des uns comme des autres. »
Elmiger, Daniel. Les genres écrits n°4. Pour ou contre l’écriture inclusive : l’injuste milieu ? Glad! Revue sur le langage, le genre, les sexualités, n°4, 2018.
Ressources
Articles
Elmiger, Daniel. « Le genre des noms inanimés utilisés comme noms communs de personnes ». Travaux Neuchâtelois de Linguistique. Tranel, 2019. Pages 1 à 17.
Elmiger, Daniel. « La rédaction non sexiste en Suisse: pluralité des discours et des pratiques ». 2019. Pages 125 à 150. Coécrit avec Eva Schaeffer-Lacroix et Verena Tunger, in Le discours et la langue. Revue de linguistique française et d’analyse du discours. Tome n°11.1 : Les défis de l’écriture inclusive, Louvain-la-Neuve, EME Éditions, 2019, 187 pages.
Elmiger, Daniel. « A Language Index of Grammatical Gender Dimensions to Study the Impact of Grammatical Gender on the Way We Perceive Women and Men », in Frontiers in Psychology. Pascal Gygax, Sandrine et Alan Garnham, Sabine Sczesny, Lisa von Stockhausen, Friederike Braun and Jane Oakhill n° 10, article 1604, 2019, 6 pages.
Elmiger, Daniel. « La répétition de noms communs de personnes pour éviter le masculin à valeur générique », in Le discours et la langue. Revue de linguistique française et d’analyse du discours. Tome n°7.2 : La répétition et les genres, 2015, pages 97 à 112.
Elmiger, Daniel. « Masculin, féminin : et le neutre? Le statut du genre neutre en français contemporain et les propositions de « neutralisation » de la langue». Implications philosophiques. 2015.
Publications
Elmiger, Daniel. La féminisation de la langue en français et en allemand. Querelle entre spécialistes et réception par le grand public. Paris : Honoré Champion, 2008, 406 pages.
Elmiger, Daniel. « Binarité du genre grammatical – binarité des écritures ? ». Mots. Les langages du politique. N°113. 2017. Pages 37 à 52.
Elmiger, Daniel. « Les consignes de rédaction non sexiste françaises et italiennes. Quelle attitude face à la généricité du masculin ? », coécrit avec Verena Tunger, in Synergies Italie. Tome n°10 : Les discours institutionnels au prisme du « genre» : perspectives italo-françaises. 2014. Pages 49 à 60.
Elmiger, Daniel. « Cachez ces doublons que je ne saurais voir : les doubles formes féminine et masculine dans le langage administratif suisse », in Cahiers de linguistique. Tome n°40,1 : Genres, Langues et Pouvoirs. 2014. Pages 155 à 170.
Elmiger, Daniel. « Pourquoi le masculin à valeur générique est-il si tenace en français ? ». Romanica Olomucensia. Tome n°25.2. 2013. Pages 113 à 119.
Elmiger, Daniel. « Quelle évolution dans le domaine de la féminisation de la langue ? Constitution d’un corpus pour la description diachronique et synchronique des usages ». Intersexion. Langues romanes, langues et genre. Baider, Fabienne H. et Daniel Elmiger (éd.). München, Lincom, Studies in Sociolinguistics; 12), 2012. Pages 97 à 105.
Elmiger, Daniel. « Abréger les femmes pour mieux les nommer: féminisation de la langue et techniques abréviatives ». Sêméion 6. 2008. Pages 119 à 126.
Elmiger, Daniel. Thèse. La féminisation de la langue en français et en allemand : analyse contrastive des discours spécialisé et vernaculaire. Université de Neuchâtel. Institut de linguistique. 2006.
Entretien
Cet entretien a été réalisé le 09 mars 2021 sur Zoom et a duré 1h00.
Il a été retranscrit par Léa Mathieu et Erwan Péron puis relu et édité par Daniel Elmiger.
Erwan Péron
Bonjour, merci d'avoir accepté notre invitation à échanger dans le cadre de cet entretien. Vous êtes Daniel Elmiger, docteur en linguistique et professeur à l'Université de Genève. Vous êtes également l'auteur de nombreuses publications, dont une thèse sur la féminisation de la langue en français et en allemand qui fait référence au thème de notre entretien : l'écriture inclusive. Pour commencer cet entretien, nous voudrions vous poser la question (vous la voyez venir, j'imagine) de la définition, selon vous, de l'écriture inclusive ?
Daniel Elmiger
L'écriture inclusive est un terme qui est apparu dans le grand public, il y a quatre ans, en 2017. Il a été utilisé auparavant et peut se référer à d'autres termes, comme la rédaction non-sexiste, le langage non-sexiste, le langage épicène... Un grand nombre de désignations existent. Selon l'acception, l’écriture inclusive regroupe différentes manières de représenter, au mieux, les personnes dans le langage. Souvent, les gens qui parlent de l'écriture inclusive pensent à des procédés spécifiques, qui sont par exemple, des procédés d'abréviation, avec des points médian et d'autres signes.
Erwan Péron
Qui inclut-on avec cette écriture, ce langage inclusif ?
Daniel Elmiger
Traditionnellement, c'était une préoccupation féministe dans le sens étroit du terme: pour moi, c’est un mouvement qui se préoccupe des femmes ; et dans un sens large, qui revendique une égalité entre toutes les personnes. On inclut aujourd'hui aussi beaucoup plus les personnes qui n'ont pas nécessairement une identité binaire de type homme-femme. Il y a toutes sortes de configurations où les personnes ne vont avoir pas une identité assignée à la naissance, comme les identités non-binaires, ou fluctuantes. Je résume ça de manière un peu simplifiante.
Léa Mathieu
Quels sont les domaines d'application où, d'après vous, cette écriture inclusive peut s'appliquer ?
Daniel Elmiger
Par domaine, est-ce que vous pensez plutôt à une différenciation oral-écrit, ou des domaines comme le domaine public, le domaine privé, la presse ou la littérature ?
Léa Mathieu
Je pensais plus, dans ma question, à votre deuxième élément de réponse, mais l'oralité, c'est quelque chose dont on aimerait parler un petit peu plus tard.
Daniel Elmiger
À mon avis, il faudrait trouver des solutions qui ne soient pas trop compliquées et qui puissent s'utiliser à peu près dans tous les contextes. Cela ne veut pas dire que dans certains contextes, et pour certains groupes, cela puisse être différent. Par exemple, un groupe de personnes non binaires aura une volonté, une nécessité autre de se manifester et de se rendre visible par des moyens graphiques, par exemple, qu'un État, une administration ou une université, qui ont d'autres préoccupations. Je trouve que les solutions qui vont pour le plus grand nombre et le plus grand nombre de contextes sont les meilleures.
Léa Mathieu
À ce propos, nous avons rencontré la semaine dernière Raphaël Haddad, qui est le directeur et fondateur de Mots-Clés, une agence de communication, je pense que vous connaissez. Bien que la question de l’écriture inclusive à l’école se pose, de par son champ d’activité, le milieu professionnel doit être, pour lui, investi en priorité. Qu'est-ce que vous pensez de cela ?
Daniel Elmiger
Il s'agit d'une question de projet politique dans un sens large : où est-ce qu'on veut faire adopter certaines pratiques rédactionnelles ? Je ne suis pas français, donc je ne peux pas me prononcer sur la France. Je trouve que cette discussion est un peu précoce dans la mesure où cela ne fait que quelques années que le débat est lancé en France, et qu'il y a pour l'instant trop de pratiques qui sont, soit en concurrence, soit en parallèle. Il faut voir ce qui va passer le test de la pratique. Notamment pour l'école, je trouve que c'est trop tôt. L'esprit de base, c'est-à-dire qu'il faudrait avoir un langage qui puisse convenir à toute personne, devrait être une considération valable pour l'école aussi.
Erwan Péron
En creux, entre les acteurs de l'écriture inclusive, il y a l'idée d'intervenir sur des faits sociaux et en particulier des inégalités sociales. Est-ce que l'écriture inclusive pourrait être un moyen pour agir sur les inégalités sociales ? Et si oui, quelle place peut-on lui donner dans le débat public ?
Daniel Elmiger
C'est une question difficile dans la mesure où il y a deux choses. Il y a des inégalités sociales, ça, on est d'accord. Et puis il y a des points de vue très divers par rapport à l'étendue de ces inégalités, et aussi sur la question de savoir comment parler de ces inégalités. Ce qui m'intéresse en particulier, c'est la représentation des personnes qui peuvent avoir une identité genrée et pour lesquelles il faut des termes. Donc maintenant, est-ce qu'on parle par exemple des riches et des pauvres, et de tout ce qu'il y a entre les deux ? En parlant des personnes, il faudra utiliser des formes qui ont un genre masculin ou féminin, ou qui n'est pas apparent dans un contexte. C'est cette question-là qui m'intéresse le plus. L'autre n'est pas sans intérêt. Évidemment, il y a aussi des revendications à parler de personnes en fonction de leur origine ou non, de parler en fonction d'un handicap ou non, de leur âge ou de tout autre chose. Mais tout ça est linguistiquement conditionné par le fait qu'il y a des étiquettes pour lesquelles il faut faire un choix : soit utiliser des formes avec une vocation générique ou alors utiliser d'autres formes.
Léa Mathieu
À ce propos, il y a plusieurs linguistes, comme François Rastier ou encore Alain Rey qui disent ou disaient que la langue n'avait pas d'influence sur les représentations sociales. François Rastier, vous connaissez sans doute son positionnement là-dessus, dit que « la forme inclusive est évocatoire puisqu'elle inclurait les femmes dans le langage. Toutefois, les femmes ne sont pas incluses pour autant, car parler de quelque chose ou de quelqu'un n'est pas l'inclure, de même que le terme n'est pas l'exclure ». Nous voulions discuter avec vous de ce positionnement là, dans le sens où ce sont aussi des linguistes qui ont ce genre de propos. De votre point de vue de linguiste, où est le débat ?
Daniel Elmiger
Je le vois à deux niveaux. D'un côté, la question est de savoir où se trouve la vérité dans les signes. De l'autre, plus fondamentale, il s’agit de la relation entre la réalité symbolique du langage, la réalité de la représentation mentale, et puis celle des faits sociaux. Je m'explique. Nous avons des étiquettes, que nous utilisons en contexte ; nous avons des mots pour nous référer à une réalité sociale, dans laquelle il y a des inégalités, de traitement, de salaires et autres. Tout le monde est d'accord : on voudrait changer cela. Cependant, est-ce qu’un langage différent permet d'avoir des de meilleures représentations internes, c'est-à-dire qu'on pense à d'autres personnes qu'à des hommes ? Est-ce que cela permet de modifier la réalité que nous voulons changer ? Ce changement langagier n'est pas un but en soi, mais on voudrait avoir plus d'égalité dans la société. Ici, les avis divergent beaucoup. Pour les personnes qui favorisent un langage inclusif, il s'agit donc de mieux tenir compte des femmes et d'autres personnes dans le langage pour que cela les actualise dans les représentations. Cela permet aussi d'avoir un engagement plus fort dans la société. D'autres trouvent que ce n'est pas le cas. Ce triangle là, je crois, n’est pas remis en question, mais la force du lien, notamment du langage par rapport à la réalité – sociale, juridique et autre – diverge beaucoup. Par exemple, beaucoup de femmes disent : « non, je veux avoir le même salaire plutôt que d'être nommée avec telle ou telle étiquette ». L’autre question est celle de savoir comment et qui interprète ; où réside la vérité des formes telles que les désignations humaines. Si nous avons une forme masculine à valeur générique, ou féminine à valeur générique, qui peut déterminer comment il faut interpréter cette forme ? Est-ce la grammaire ? Est-ce la grammaire qui dicte, qui décide, ou alors une notoriété, qui est maîtresse de la grammaire ? Est-ce que c'est quelque chose qui relève d'une sorte de négociation entre la personne qui parle ou la personne qui lit ou qui écoute ? Le premier est le cas, quand, par exemple, on dit « voilà, on met une note de bas de page et puis on essaie de déterminer que des formes masculines sont à considérer comme génériques et incluent tout le monde ». C’est un essai de dire « voilà, c'est moi qui écris, qui décide comment interpréter les choses ». De l'autre côté, nous avons aussi des personnes hommes, femmes, autres qui disent : « mais non, je ne me sens pas incluse dans ces formes là. La grammaire a beau être telle ou telle, je ne m'y retrouve pas ». Il y a donc aussi une sorte de triangle qui n'est pas de même type mais il reste la question de savoir où réside cette vérité de l’interprétation. Je ne sais pas si c'est clair.
Erwan Péron
C'est clair et justement, quel est votre rapport avec les autres linguistes sur ces sujets ? On pense par exemple à Pascal Gygax, qui a un apport plutôt de psycholinguistique. Quel est votre rapport avec les autres dans le débat interne, au sein des linguistes ?
Daniel Elmiger
Je connais bien Pascal Gygax et je trouve qu'il fait un travail important. Il est clair que cette recherche montre qu’il y a un lien relativement fort, ou en tout cas : des études montrent un lien relativement fort entre la réalité symbolique et la réalité interne. Nous avons donc une représentation qui n'est pas la même, que l'on utilise des formes masculines à valeur générique ou des doublets, par exemple. Pour moi, c'est un argument fort, mais ce n'est pas le seul. Je pense, par exemple, à une recherche que nous avons menée dans l'administration suisse. Des milliers de personnes doivent avoir des habitudes rédactionnelles relativement homogènes parce qu’on attend d'une administration que ce soit cohérent, puisqu'il faut se référer à dizaines de milliers d'autres textes, où on n’a souvent pas le choix des formulations. Il y a d'autres considérations qui, à mon avis, dans le débat actuel, ne sont pas assez prises en considération et sont des questions de type stylistique, de praticabilité, maniabilité et autres. Ce que je déplore, c'est qu'il y ait trop rapidement des positions de type « pour » ou « contre ». Et puis, on sait maintenant à peu près qui signe telle pétition, telle tribune et qui signe telle autre, et on voit par exemple sur Twitter qu'il y a telle personne, qui va publier seulement les études de textes allant dans un sens ou alors dans un autre. Ce sont des choses qui sont là, pour lesquelles il y a des solutions meilleures que d'autres, ou peut-être plus pratiques. S'il y a des choses qui paraissent loufoques, il faut les situer en contexte. C'est pas parce qu'un groupuscule féministe utilise des formes incongrues pour d'autres, que ça remet en question tout le projet. Ce sont des individus ou des petits groupes qui ont le droit, à mon avis, d'avoir des pratiques autres. Moi, je n'utiliserais pas certaines pratiques que je verrais, que j'ai déjà vues, à l'Université de Genève, où les étudiants et les étudiantes ont utilisé des formats comme « étudiant·e·x·s ». Pourquoi pas, mais cela restera probablement une pratique de niche.
Léa Mathieu
Vous parlez de ce côté pratique de l'écriture inclusive, est-ce que vous décelez des freins ou des limites à sa mise en place ?
Daniel Elmiger
En français, je trouve que c'est relativement difficile. Je connais le domaine depuis la fin des années 1980, d'abord en allemand. C'est en arrivant en Suisse romande francophone que j'ai vu qu'il n'y avait absolument pas de débat là-dessus, alors que y avait un débat dans le monde germanophone. Cinquante ans après le début, il y a un débat assez féroce entre les gens qui sont « pour » et les gens qui sont « contre ». En français, je trouve que ça reste difficile pour moi, qui essaie de rédiger de manière inclusive depuis une vingtaine d'années. De manière générale, les questions d'accords sont à considérer, et il y a notamment les formes pronominales que je ne trouve pas pratiques. Si on veut dédoubler les « ils », les « elles », les « celles » et « ceux » à l'oral, ça passe bien, mais, à l'écrit, il faut faire beaucoup d'aménagements pour le faire de manière convaincante et stylistique. Ce que je déplore pour la France, c'est que le débat est arrivé avec des formes qu’auparavant, à ma connaissance, personne n'avait recommandé, c'est-à-dire « les agriculteur.rice.s » par exemple, qui était les plus visibles dans le débat sur les moyens d'enseignement en 2017. Je ne suis pas certain, parce que je n'ai pas tout lu, mais en général on disait « ce ne sont pas des formes à recommander ». Parce que ce sont des formes qui, morphologiquement, posent problème. On peut les utiliser et je trouve que certaines formes à l'oral, par exemple « électeurice » ou « chômeureuses », c'est sympa. À l'écrit, je trouve que ces formes-là, par lesquelles le débat est devenu visible et très vite controversé, posent problème et je comprends très bien les personnes qui s'y opposent. En général, on a dit qu’on peut utiliser des formes abrégées, mais dans certains contextes seulement, par exemple dans des formulaires. Dans l'immense majorité, les guides pré 2014-2015, disent « il ne faut pas utiliser ces formes n'importe où », parce que là, il y a des raisons pour être plutôt réticent.
Erwan Péron
Pour ce qui est du débat public, comment qualifiez vous la question de l'écriture inclusive en Suisse en comparaison de la situation en France que vous venez d'évoquer à l'instant ?
Daniel Elmiger
Dans ma thèse, j’ai essayé de voir dans quelle mesure les laïcs avaient connaissance du débat. Puis, avec des données de 2000 environ, je dois dire qu’en Suisse francophone, la question de cette remise en question des formes génériques n’était pas encore connue. Je crois qu’elle l’est plus maintenant, et elle est aussi débattue en France actuellement. On voit de grandes différences dans le débat, hors grand public, parce qu’il y avait beaucoup de guides, dans les autres pays francophones, avec des recommandations allant un peu dans différentes directions, dont avec ces formes abrégées. Il y a un certain décalage, et un rebondissement évidemment, parce que la France est le centre traditionnel de la francophonie. Quand la France se réveille via ce débat, cela a donc un rebondissement sur d'autres pays francophones. Le terme de l'écriture inclusive est désormais majoritaire, alors qu'avant, c'était beaucoup plus « épicène » ou « non sexiste ». Cela amène un nouveau débat, alors que, par exemple, l'administration suisse avait trouvé des habitudes qui fonctionnent tant bien que mal.
Erwan Péron
En 1978-1979, l'Assemblée Nationale au Québec élit une femme présidente et rentre en contact avec l'Assemblée Nationale française pour savoir comment la nommer : « le » ou « la », « président » ou « présidente ». On en revient donc à la question de l'autorité. Est-ce que la France a un rôle d'autorité, voire d'arbitre sur ces questions qui sont totalement diffusées au-delà des frontières de la France dans la francophonie ?
Daniel Elmiger
Question délicate, celle de la francophonie. Je crois qu’idéalement, il faudrait que les régions francophones se coordonnent d'une manière souple. Je considère que l'Académie française n'a pour ainsi dire aucune autorité. En tout cas, je ne verrais pas, pour moi francophone, certes de deuxième socialisation, pourquoi ce groupe, ce club de littéraires aurait quoi que ce soit à dire. D'ailleurs, il y a aussi peu de compétences linguistiques, mais: elle jouit d'une autorité symbolique énorme. Dans les faits, pour ce qui est du lexique, ce sont plutôt les dictionnaires et la pratique médiatique, dans un sens large, qui font foi. Ces questions sont d'ailleurs plus ou moins résolues. On ne discute donc plus aujourd'hui de la question de savoir si on peut dire « la maire », si on peut dire « la ministre », « l'écrivaine », parce que cela va de soi. Mais il y a une vingtaine d'années, on a encore pu discuter âprement de ces termes-là. C'est difficile parce que la politique francophone a une coordination, mais elle est vraiment très souple. Il n'y a pas une grande volonté d'avoir des pratiques communes. Je le comprends et cela fonctionne quand même relativement bien. Il faut savoir que la France a beaucoup de poids parce qu'il y a beaucoup de médias qui sont produits en France. Il y a le poids symbolique du centre, et il y a, parfois, un certain sentiment de centralité de la France qui considère que les francophones, ce sont les autres, alors que ce sont aussi des francophones comme tous les autres.
Erwan Péron
On a remarqué qu'au Québec et en Suisse, il y avait une certaine continuité. Quel est le poids des pays francophones, voire même de leur cohabitation, voire leur convergence sur certains points ? Comment elle peut s'articuler avec la France?
Daniel Elmiger
Je crois qu'il y aura une certaine convergence qui va se créer, mais c'est trop tôt à mon avis pour savoir si ce sera plutôt des formes abrégées ou non, si tel ou tel signe sera privilégié, ou non. Pour l'instant, je ne vois pas vraiment un éclatement. Il y a maintenant des guides qui préconisent telle ou telle forme mais en général, ces guides sont un peu des brochures qui préconisent plutôt que d'ordonner des usages. Il y a en beaucoup, il y en a des dizaines, qui préconisent plutôt que de prescrire.
Léa Mathieu
Il me semble maintenant, qu'on tourne autour d'une question qui est la question de qui fait la langue. À ce propos, dans votre article « Les genres écrits n°4. Pour ou contre l'écriture inclusive, un juste milieu », que vous avez publié dans Glad!, vous énoncez le fait que le débat sur l'écriture inclusive se fait en l'absence d'une grande majorité des concernés, le grand public, et, puisqu'il ne faudrait pas, selon vous, « imposer une écriture inclusive d'en haut », comment est-ce que ces usages pourraient être plus utilisés ou comment est-ce qu'ils pourraient être réappropriés par le grand public ?
Daniel Elmiger
Je crois que le grand public n'est pas celui qui a le plus de problèmes pratiques. Je pensais notamment aussi à des personnes qui doivent rédiger et qui doivent coordonner leurs pratiques rédactionnelles avec d'autres personnes ou d'autres textes. Je reprends l'exemple de la Suisse. Une majorité germanophone établit la majorité des textes, dont les versions françaises sont des traductions, et il y a moins de libertés rédactionnelles. Il est moins facile, par exemple, de remplacer « les lecteurs, les lectrices » par « le lectorat » parce que ça ne correspond pas aux textes antérieurs. Je crois que partout où on donne des règles à l'écriture, que ce soit l'orthographe, l'utilisation des sigles ou des abréviations, il y a toutes sortes de choses que l'on peut codifier. C'est là qu'il faudrait trouver des solutions maniables et relativement souples, pour qu'on ne soit pas confronté à une résistance par rapport à ces pratiques. Il faudrait que ce soit maniable, quitte à laisser une plus grande ouverture à des formes plus fantaisistes à des petits groupes qui ont leur propre point de vue, qui est aussi légitime.
Léa Mathieu
Quel est le lien que vous voyez entre usages et normes dans ce débat-là ?
Daniel Elmiger
Les deux se fortifient mutuellement, je dirais. Dans la théorie, les normes se calquent sur les usages. Mais il est clair que cela va aussi dans l'autre sens. Si nous avons des rectifications de l'orthographe qui ont été approuvées, y compris par l'Académie française en 1990, – mais qui, dans la pratique, ne sont pas tellement pratiquées – c'est parce que les ouvrages de référence disent « on attend les pratiques ». Dans la pratique, on dit qu'on attend que ce soit enseigné, par exemple, et que ce soit dans les dictionnaires. Les dictionnaires, néanmoins, contiennent des formes rectifiées depuis longtemps, mais c'est souvent difficile. Cela crée une résistance, parce qu'on attend un peu mutuellement l'un l'autre. Ce sera le cas pour l'écriture inclusive aussi.
Erwan Péron
Vous parliez de guides et de dictionnaires, du coup, est-ce que cette profusion de guides ne serait pas un frein, justement, à la normalisation des pratiques ?
Daniel Elmiger
Oui, mais je crois qu'on peut quand même essayer de dire « si on veut le faire, comment est-ce qu'on peut le faire? ». Cela peut être purement avec une visée de montrer l'exemple. On peut aussi dire tel média, telle association, telle administration, telle université veut avoir des usages plus cohérents, et donc dire « ce sera comme ça qu'on va procéder ». Sinon, il faudrait envisager quelque chose de beaucoup plus coercitif. Il faudrait avoir une sorte d'Office Général de la Francophonie, qui dirait : « désormais, il faut utiliser ça et ça ». Je crains que ça ne soit pas possible parce que les contextes sont trop différents. Qui serait légitimé à donner ce genre de règles très strictes ? Pour l'instant, il y a beaucoup de guides qui promeuvent, en quelque sorte, une certaine variabilité des usages. Selon le point de vue, tant mieux ou tant pis.
Léa Mathieu
J'aimerais rebondir sur le fait que vous parliez de la Suisse, et, tout à l'heure, de l'Allemagne. Vous avez également étudié d'autres langues, par exemple l’anglais ou le hongrois. Est-ce que vous voyez des différences notables par rapport au français ?
Daniel Elmiger
Je ne connais pas très bien le hongrois. C'est juste, on l’évoque souvent parce que c'est une langue où il n'y a pas de formes fléchies. Il n'y a pas de différence formelle entre masculin et féminin. C'est souvent un argument de personnes qui disent « oui, mais on n'a pas pour autant une égalité parfaite dans ce genre de sociétés où on parle des langues sans genre grammatical ». J'observe de manière générale, pour les régions francophones qui ont un contact avec d'autres langues, que ce soit la Belgique, que ce soit le Québec avec l'anglais, ou la Suisse avec les autres langues nationales, qu'il y a une prise de conscience précoce par rapport à toutes les questions en lien avec la généricité des formes masculines. Ça m'a toujours étonné que ce ne soit pas le cas en France et que, dans l'espace germanophone, il est très rare qu'une femme, par exemple, puisse se déclarer féministe et être contre le projet d'une langue non sexiste. Pendant des décennies, j’allais en France et je devais expliquer à quoi je m'intéressais parce que les gens ne voyaient tout simplement pas le problème. Le problème était lexical : est-ce qu'on peut dire « une auteure », « une autrice » etc ? Certes, c'est une préoccupation, mais une préoccupation qui devient de moins en moins importante. Parce qu’on va trouver des formes, parfois des variantes qui subsistent. Il n'y a pas de problème avec ça. Le français est une langue avec beaucoup de formes à accorder, et donc dans ce sens là, c'est plus difficile. Je crois qu'on peut dire objectivement que c'est plus difficile parce qu'il y a beaucoup plus de formes, donc en allemand je peux parler, rédiger de manière relativement simple, sans me préoccuper trop de la forme. Alors qu’en français, je continue de rencontrer des problèmes. Ce n'est effectivement pas simple. C’est peut être plus simple pour d'autres, mais je continue à penser que c’est difficile. La gestion des pronoms et de l'accord reste difficile, car j'aimerais avoir une certaine qualité dans le langage.
Erwan Péron
Venons-en à l'Histoire de l'écriture inclusive. Les défenses de l'écriture inclusive sont situées dans une Histoire. On pense par exemple à Éliane Viennot, qui rapporte le fait que les grammairiens pendant le XVIIème siècle, mais aussi les positions de l'Académie française, ont eu un rôle dans la déféminisation de la langue. Est-ce que vous avez une position par rapport à l'Histoire de la langue en tant que linguiste ? Faut-il la défaire ? Faut-il la réécrire ?
Daniel Elmiger
Ce qui m'étonne le plus, c'est que ces arguments prennent autant d’ampleur dans le discours francophone. Je trouve que c'est intéressant, mais le débat actuel ne devrait pas être conditionné par des considérations diachroniques. Ça devrait pouvoir se discuter sans cet apport-là, parce que le recours à l'Histoire peut aussi aller dans l’autre sens. Le recours à l'étymologie peut enrichir toute analyse lexicale, par exemple, mais ce n'est pas le plus important. Et puis, il y a ces débats de type « oui, mais en ancien français, est-ce qu'il y avait un doublement ou un accord par la proximité plutôt sporadique ou régulier ? », « est-ce qu’il y a eu des autorités linguistiques qui ont imposé de manière forte ou seulement symbolique des pratiques de masculin générique ? ». Je trouve que c'est intéressant, mais ce n'est pas primordial. Il y a le danger d'une instrumentalisation de cette recherche, qui ne permet pas vraiment au débat actuel d'avancer, parce que c'est maintenant qu'il faut voir quelle est l'interprétation de ces formes masculines ! Le recours au passé peut être intéressant, puisqu'il permet d'expliquer pourquoi on en est arrivé à aujourd’hui, mais pour moi, c'est secondaire.
Léa Mathieu
Pour continuer sur cette notion de réécrire l’Histoire : est-ce que vous pensez, par exemple, que le clavier d'ordinateur a un rôle dans cette réécriture de l’Histoire ? Dans le sens où il peut faciliter, ou non, à l’heure où on écrit beaucoup sur nos claviers.
Daniel Elmiger
Je souris parce que je me souviens de la première fois que j'ai vu le point médian. C'était à Lausanne, il y a une vingtaine d'années. Je me disais : « c'est impossible, ça ne va jamais s'imposer, parce qu'on peut pas taper ça ». Cela revient des années plus tard comme argument. J'ai un clavier avec lequel c'est extrêmement simple à faire : il s'agit d'une combinaison de touches, comme les lettres majuscules accentuées. Je trouve qu'il faut toujours accentuer les lettres qu’elles soient en minuscules ou en majuscules ; c'est une habitude à prendre, on s’y fait rapidement. Après, il peut y avoir des aménagements, logiciels ou claviers, qui peuvent aider. La vraie difficulté ne consiste pas à trouver le point médian. Ce qui est plus intéressant pour moi, c'est la charge symbolique qu'on accorde à ces symboles. On a très vite laissé tomber les parenthèses, en rapport à la symbolique de la mise en parenthèse du « e ». Dans les deux langues, français et allemand, cela ne peut se dire, alors que c'était la pratique la plus ancienne puisque c'était pratiqué depuis la première moitié du vingtième siècle. Mais très vite, on a dit qu’on ne voulait pas ça. On ne voulait pas des barres obliques parce que ça départageait. En allemand, on a aussi une bataille des symboles. Il peut y avoir toutes sortes de symboles entre la base et la désinence, que ce soit les deux-points, l’astérisque, le tiret bas ou d'autres éléments qui ont des opposants, des personnes qui trouvent que c'est génial. C’est en tout cas intéressant de voir quelle charge symbolique cela peut avoir.
Erwan Péron
Et, peut-être, au-delà du signe : est-ce que l'usage de cette nouvelle forme d'écriture change notre rapport à l'écriture ?
Daniel Elmiger
Oui, cela amène peut-être un point de vue différent. Si on réfléchit à cela, c'est énorme. Puis, si on réfléchit à mille autres choses qui interfèrent dans la rédaction d'un texte, c'est secondaire. Les gens qui trouvent que ça bouscule trop la tradition de l'écrit, vont penser que c'est énorme comme changement de pratiques, voire que c'est insupportable. Je considère personnellement que « ça va », que certains arguments de type stylistique ou de maniabilité sont valables. On peut se demander quels signes se prêtent mieux pour le traitement automatique, pour l’oralisation automatisée ou d'autres choses. Est-ce qu'on peut utiliser plutôt des doublets pour augmenter la visibilité ? Ou bien est-ce qu'on veut utiliser un suffixe ? On peut en discuter, oui.
Léa Mathieu
Justement, pour vous, à chaque fois qu’on met un usage bien particulier, par exemple si on ajoute un « e » ou si on utilise une double flexion, pour vous, est-ce que ça correspond à des enjeux différents à chaque fois ? Ou est-ce qu'il y a des enjeux communs, par exemple qui se retrouvent dans le point médian ?
Daniel Elmiger
Si on regarde les procédés, on peut parler de micro-phénomènes (ou de micro-stratégies) et puis de stratégies plus globales (ou macro-stratégies). Donc, le choix entre différents signes, pour moi, c'est une micro-stratégie, alors que dans les macro-stratégies, il n'y en a que deux ou trois. Le plus généralement, on parle de visibilisation, et puis l'autre serait plutôt une neutralisation. Avec la visibilisation, vous favorisez le dédoublement. Ce que vous appelez la double flexion, c'est l'utilisation conjointe d'une forme masculine ou féminine. Avec la neutralisation, vous l'avez le choix, avec la forme épicène : les « spécialistes », le collectif : le « lectorat » et d'autres formes. Vous renoncez à des formes fléchies, masculines ou féminines. Et ça, ce sont les deux grandes stratégies, qui apparaissent sous forme d’injonctions dans un très grand nombre de guides.
Léa Mathieu
Certains linguistes, pour revenir à cette question de neutralisation, comme par exemple Alpheratz, émettent la possibilité de sortir de la binarité de la langue, de cette dichotomie du langage pour reprendre vos termes. Est-ce que, pour vous, il faut sortir de cette dichotomie ? Et comment est-ce que cela se représenterait, est-ce que c’est par une neutralisation du langage ? Est-ce que c'est par un troisième genre grammatical ?
Daniel Elmiger
Conceptuellement, c'est intéressant. Pratiquement, je trouve que cela va rester une pratique de niche. Pourquoi ? Je connais les travaux d’Alpheratz, que je connais aussi personnellement. Je trouve que c'est assez intéressant, mais pour transformer une langue comme le français, soit on ajoute des formes neutralisantes, soit on remplace les formes fléchies par des formes neutralisantes. Je crois que, en dehors de certaines pratiques… Oui, on a vu « les professionnèles » au Québec. On peut aussi penser à certaines formes comme « directaire ». Pourquoi pas, mais sinon, il faudrait quand même trouver des solutions pour tous les adjectifs, pour tous les participes, pour toute forme qui peut varier au féminin et au masculin. Et ça, c'est énorme. C'est praticable par des personnes qui ont un engagement fort, mais c'est absolument impossible à recommander, à faire changer les pratiques de cette grande masse. C'est ce que j'ai décrit dans ce texte que vous avez cité auparavant, si quelqu'un n'est pas convaincu de ça, c'est absolument impossible de l'imposer. Cela dit, je pense que le français peut être riche en niches de pratique. Cet essai de neutralisation est une pratique parmi d'autres. Je ne peux pas prévoir si ça peut rester une petite niche ou une grande niche, mais je ne peux pas envisager ce soit mainstream.
Erwan Péron
À ce propos, Luca Greco, qui a un rapport plutôt social par rapport à la langue, parle de politesse, pour parler de l'écriture inclusive. Est-ce que c'est une notion qui fait sens, selon vous, le fait d'adapter sa manière de parler à l'autre ?
Daniel Elmiger
Oui, je crois que lui aussi vient de la question de la non-binarité. Il a travaillé sur les drag-kings, les personnes qui n'ont pas une identité ou des pratiques non-binaires. Je crois que c'est vraiment important de ne pas brusquer les gens, mais de leur demander : « quelles sont les formes que je peux utiliser pour toi ? ». Dans un contact direct, je trouve que la politesse est importante. Après, c’est une négociation. On peut prier d'être appelé·e par telle ou telle forme, mais on ne peut pas l’exiger. En général, je vois le plus de difficultés dans le cas d'une politesse très abstraite, quand je parle, quand j'écris des textes ou que j’évoque des personnes. Parce que oui, je veux être poli. Mais ce n'est pas une question de politesse qui se joue-là, mais juste une question de comment je fais pratiquement pour parler de tout le monde. C'est pas toujours évident.
Léa Mathieu
Vous considérez la féminisation de la langue et l’écriture inclusive par exemple comme l’une des questions sociolinguistiques les plus importantes et les plus discutées actuellement.
Daniel Elmiger
Discutées, oui ! (Rires). Je crois que les gens accordent passablement d'importance à ça. Est-ce qu'il y en a d'autres ? La question orthographique n'est pas discutée du tout en ce moment, alors que je trouve que ça serait au moins aussi important. D'autres questions : comment parler d'autres groupes sociaux ? Avec ce qu'on peut trouver positif ou négatif, dans la prise en considération des différentes identités, c'est aussi très discuté. Cela soulève d'autres questions, au niveau des usages. C'est plutôt de savoir, est-ce que l'on va parler de tsiganes ou de roms, mais après c’est d’autres débats qui touchent potentiellement beaucoup de personnes et beaucoup de groupes différents.
Erwan Péron
Quels sont, selon vous, les points de controverse sur lesquels s'établissent le dialogue contradictoire, ou pas, d'ailleurs, entre les linguistes?
Daniel Elmiger
Je reviens sur ce triangle entre langue, représentation et réalité. Je crois que l’on va continuer à avoir des appréciations de la force très inégales entre les trois. Qu'est-ce que je veux dire à une femme qui dit : « je ne me sens incluse dans le masculin générique et néanmoins, je me bats pour avoir le même salaire » ? C’est aussi sa vérité. Alors que d'autres vont dire « Non, les inégalités sont de type systémique qui sous-tendent tout le système social ». Je n'ai pas de position très forte, là. Je trouve qu'il y a un lien qui est peut être plus fort que le pensent d'autres. Cette appréciation vient aussi de la question : « est-ce qu'il y a une vérité dans la grammaire ? ». C'est la différence entre les camps, si on veut parler de camps et, malheureusement, je trouve qu'il y a peu de gens qui sont médiateurs ou médiatrices entre les camps.
Léa Mathieu
On arrive à la fin de ce que l'on avait prévu, on peut encore parler encore longtemps, on ne savait pas combien de temps est-ce que vous pouviez nous accorder. On s'était dit que peut-être une heure, c’était bien ?
Daniel Elmiger
Oui, très bien !
Léa Mathieu
Nous voulions vous demander si vous aviez une question que vous auriez aimé que l’on vous pose ou quelque chose sur lequel, justement, vous voulez insister ? Quelque chose que vous voulez dire ?
Daniel Elmiger
(Rires) Non, je vous félicite de vous intéresser à ça. Non, je ne m'attendais pas vraiment à une question que vous n'avez pas posée, il y a beaucoup de choses à dire. J'ai parfois l'impression que j'ai déjà tout dit, que j'ai déjà tout entendu. Ce qui m'intéresse, c'est de voir comment ce débat va évoluer. J'observe aussi le monde germanophone. Il y a régulièrement un débat très fort entre des gens qui disent : « on impose ça, c’est de la dictature », et qui disent, à chaque nouveau guide, « vous imposez des choses ». Après 40 ans de pratique, ce qui m'intéresse, c'est de voir en quoi les pratiques ont changé. J’aimerais savoir si on utilise plus de formes épicènes aujourd'hui, par exemple. Est-ce qu’on parle plus de « spécialistes » que de « directeurs » et « directrices » ? C'est très difficile à faire linguistiquement parce qu'on repère les désignations humaines très facilement, à la lecture, mais pour décrire les usages, c'est assez difficile. C'est ça qui m'intéresse.
Léa Mathieu
On a été marqué par votre positionnement qui est, comment dire, un peu plus balancé entre les deux, j’ai envie de dire, dans le sens où on est habitué à des acteurs qui disent « non » à l'écriture inclusive ou, au contraire, « oui » à l'écriture inclusive. Nous étions, justement, très intéressés par votre positionnement qui prend en compte les deux côtés : les aspects négatifs comme la lourdeur du texte ou, au contraire, les aspects positifs.
Daniel Elmiger
Je déteste un peu la position « y' a qu'à » (« y'a qu'à faire l'un ou l'autre »). Je trouve que c'est trop simpliste.
Erwan Péron
Vous parliez de médiateur, est-ce que vous vous considérez comme un médiateur dans cette discussion ?
Daniel Elmiger
Dans la mesure où j'essaye d’avancer des questions pointues qui ne sont pas au centre des débats, pourquoi pas. C'est toujours difficile d'avoir une position très claire. Je sympathise beaucoup avec certaines positions. Parfois, je trouve que certains positionnements sont un peu scandaleux, mais je profite aussi du fait que je ne suis pas vraiment francophone de première socialisation, que je ne suis pas français. Je peux me mettre un peu à l'abri, et j'ai un poste qui me permette de continuer à faire de la recherche. Je ne dois pas être dans la surmédiatisation, je ne dois pas faire de la publicité pour mes publications. C'est le sort des plus jeunes, ceux qui doivent encore faire leur carrière. C’est un peu normal, il y a d'autres moyens que, tout simplement, on n’avait pas il y a 20 ans.
La discussion s’est ensuite poursuivie de manière informelle, et il nous est apparu intéressant de partager quelques extraits :
Daniel Elmiger
Si vous vous intéressez au design, vous connaissez probablement les propositions de typographie de M. Bartolini ?
Léa Mathieu
Oui, bien sûr.
Daniel Elmiger
Justement, ça, c'est un truc que je trouve exploratoire, et puis assez intéressant. Mais on peut l'utiliser aussi pour dire « Mais vous voyez quelle horreur ! ». Parce que c'est clairement pour moi une autre voix, pas mainstream. Je ne le connais pas personnellement, hein, j’ai lu, comme d'autres, qu’il avait fait ça, et pourquoi pas ? Ça montre à un niveau, plutôt autre, des possibilités qui ne sont pas beaucoup plus praticables que les solutions d’Alpheratz, à mon avis. Mais qui permettent d'autres points de vue.
Erwan Péron
Je rebondis juste sur une question, par curiosité. Vous faites référence au domaine de la typographie, où la visibilisation des genres est un domaine de recherche. Tristan Bartolini fait partie de ceux-là, mais il y a aussi, par exemple, Bye-Bye Binary. Et parmi ses domaines d'application qui sont, si je puis dire, périphériques au domaine de la linguistique, est-ce qu'il y a d'autres domaines, selon vous, d’autres lieux où l'écriture inclusive ou en tout cas les questionnements de l'écriture inclusive prennent place de manière prégnante?
Daniel Elmiger
Est-ce que ce serait des pratiques plutôt orales ? Je ne sais pas. J'avais fait une chronique sur quelqu'un qui avait exploré tout le champ des signes, des couleurs, de la typographie, de superscript et autres. C'est aussi de la typographie.
Erwan Péron
Je me dis, vu qu'il y a certains acteurs qui ont une approche peut être plus sociale, parfois plus psychosociale.
Daniel Elmiger
Je pense aux personnes qui utilisent le féminin générique. J'entends des podcasts, par exemple, où des personnes le font de manière la plus désinvolte possible. Ça peut aussi devenir une évidence contextuelle, dans les cours, des fois, je parle assez facilement « d'une élève qui a des difficultés », « d'une mère d'élève qui vient discuter avec l'enseignante ». Là, on comprend contextuellement que ce n'est pas juste les mères et pas juste les étudiantes. Cela peut aussi être une sorte de mini-performance ou prise de position, qui peut devenir une généralité.
Léa Mathieu
C'était intéressant de terminer ce débat autour de la typographie.
Daniel Elmiger
Oui, il faut toujours visibiliser les choses aussi. C’est le langage, s’il n’y a pas de texte, ce n’est pas très illustratif. Je comprends que vous cherchiez un peu à rendre tout ça de manière graphique.
Erwan Péron
Nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation à discuter, c'était très intéressant et vous avez des apports qui nous seront utiles et qui nous ont été utiles, notamment lors de nos lectures. Merci pour tout ça, du coup.
Daniel Elmiger
Merci à vous. J'ai beaucoup apprécié l'échange avec vous deux, merci beaucoup.
Erwan Péron
C'est partagé !
Daniel Elmiger
Donc tout bon, à la suite. À une prochaine.
Erwan Péron
Merci beaucoup à vous et avec plaisir. Passez une bonne journée !