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Que fait la langue ?

       

 

Afin de mieux comprendre les enjeux de l’écriture inclusive, il convient d’abord d’étudier les conséquences de la langue sur nos représentations mentales. Celles-ci sont l’objet d’étude de la psycholinguistique, domaine d’études scientifiques interdisciplinaires qui s’intéresse aux rapports entre la langue et les processus psychologiques de compréhension.

 

       En effet, les recherches en psycholinguistique visent à étudier l'impact du langage sur la psychologie humaine et sur les processus de représentation du monde, dont le genre et les rapports entre les genres. Parmi les psycholinguistes, nous nous sommes notamment intéressés aux travaux de Pascal Gygax, Ute Gabriel, Arik Lévy, Pascal Zesiger, Sandrine Zufferey, Daniel Elmiger, Alan Garnham, Orianna Sarrasin, et Sayaka Sato. Ces chercheurs et chercheuses mènent des expériences qui tentent de mesurer empiriquement l’impact du genre grammatical sur les représentations mentales dans différentes langues. Ils collaborent souvent dans l’élaboration de ces études et certains, comme Pascal Gygax par exemple, prennent aussi position publiquement sur les enjeux de l’écriture inclusive.

À partir d’études sur le genre grammatical, la féminisation et la neutralisation, quels sont les effets de la langue sur les représentations mentales ? Comment le langage influence-t-il notre rapport au monde ?

Impact
L'impact, le pouvoir du langage sur la société
Le lien entre genre grammatical et genre social

 

Plusieurs acceptions du mot « genre » coexistent. La linguistique distingue le genre lexical du genre grammatical. Le premier se réfère à la sémantique en désignant un référent animé sexué alors que le second divise les noms en catégories grammaticales, généralement deux ou trois si le genre neutre est présent. En fonction des langues, ces deux genres coïncident ou non. C’est le cas en français, mais à l’inverse, en allemand les deux sont distincts et en anglais, seul le genre lexical est pris en compte.

 

        Le terme genre est également intrinsèquement lié à celui de sexe pour désigner les identités féminines et masculines – ainsi que d’autres types d’identités (agenre, bigenre, intersexe, trans*, etc.). Si la notion de sexe s’utilise aujourd’hui par rapport aux critères biologiques, celle de genre met davantage l’accent sur d’autres traits comme le comportement et les rôles sociaux attribués aux femmes et aux hommes ainsi qu’à leur propre définition, qui peut être en accord ou en décalage par rapport à leur sexe assigné à la naissance (Elmiger, 2015).

          En sciences humaines, la notion de genre social émerge en anthropologie avec les travaux de Margaret Mead (1935) puis a été conceptualisée et utilisée comme nouvel outil de compréhension du monde par l’ensemble des sciences humaines et notamment par la philosophie politique à la fin du XXème siècle avec les travaux de Judith Butler

« En posant qu’il existerait par principe une corrélation entre le genre des vocables et le sexe de leur référent, les propagateurs de l’écriture inclusive méconnaissent naïvement les règles du genre grammatical, où masculin et féminin ne correspondent pas systématiquement à des catégories sexuées. » 

Académie française. Lettre ouverte sur l’écriture inclusive, 7 mai 2021.

      Le langage permet de tisser un lien entre les différentes définitions, connotations et symboliques du concept de genre. Tous les acteurs de notre controverse ne sont pas convaincus du lien entre le genre en linguistique et le genre en sciences sociales, comme le défend l’Académie française dans une récente lettre ouverte ou comme le revendiquent les linguistes François Rastier et Jean Szlamowicz par exemple. En effet, ces derniers interpellent l’opinion publique sur la confusion faite entre genre grammatical et genre social et précisent qu’elle est motivée par des idéologies et des projets politiques. Selon eux, la langue ne peut pas être accusée de machisme. A cet égard, le genre grammatical n’a pas vocation à désigner des hommes et des femmes mais bien des mots de genre masculins et des mots de genre féminin. Par opposition, « les inclusivistes » tels qu’ils les nomment, poursuivent un objectif social et politique à travers l’inclusivité du genre social dans la langue. 

          François Rastier dans, Écriture inclusive et séparatisme linguistique, publié en août 2020 s’exprime en ces termes : 

« [...] toute langue peut exprimer toutes les pensées les plus contradictoires ; il en découle qu’aucune langue n’est par elle-même machiste ou féministe, socialiste ou totalitaire ;

en outre, la catégorie grammaticale du genre n’a rien de commun avec la sexualité, et les sociétés qui parlent des langues sans genre, comme le persan ou le japonais, ne souffrent pas moins de discriminations que d’autres ; enfin, l’évolution d’une langue n’obéit pas aux décisions réglementaires ni aux pressions de groupes militants. » 

          Dans un débat sur France 24 en mai 2021 qui accueillait Éliane Viennot et Jean Slamowicz, cette dernière précise que la langue en tant que telle n’est pas machiste mais que ce sont les usages qui en sont faits qui le sont. En ce sens, la langue française est le reflet de notre société. 

L’objectif social des pratiques inclusives de la langue

 

La féminisation, en réintroduisant des formes féminines dans la langue, se donne pour objectif de lutter à moyen et long terme contre les stéréotypes de genre et les inégalités de genre qui découlent de l’utilisation du français. En d’autres termes, féminiser le discours serait un outil pour agir sur la persistance des inégalités sociales entre hommes et femmes. Par exemple, selon Raphaël Haddad, l'écriture inclusive agit comme un ancrage sur les questions d'égalité femmes-hommes en interne dans les structures concernées : entreprises, administrations, institutions. À cet égard, en complément de leurs positions et en cohérence avec leurs actions politiques, des communautés et mouvements féministes se sont emparés des pratiques inclusives pour l’énonciation de leurs discours. 

          La neutralisation formelle permet également de poursuivre l’objectif d’un langage non-sexiste et l’emploi de formes épicènes est l’une des stratégies principales pour y parvenir. À côté des formes existantes, bon nombre de nouvelles formes ont été proposées, mais peu d’entre elles semblent avoir connu un succès au-delà des cercles initiés. L’avenir montrera si la tendance entamée sera renforcée et si le système des genres français, avec ses symétries et asymétries dues aux genres féminin et masculin, connaîtra un rééquilibrage avec davantage de mots formellement neutralisés (Elmiger, 2015). 

 

    Enfin, notons qu’en français, certaines communautés comme la communauté LGBTQI+ qui regroupe de multiples identités de genre, binaire ou non binaire, cis ou trans, ont commencé à se saisir de nouvelles formes de pronoms neutres comme « iel » ou « iels » (contraction des pronoms « il » et « elle », ou « ils » et « elles ») afin de s’affranchir des formes genrées actuelles. Les néologismes permettent à ces personnes de se réapproprier la langue et d’en faire un outil où elles se sentent représentées. A cet égard, dans son entretien, Alpheratz parle de la catégorie des subalternes, théorisée par Ranajit Guha en 1982 dans l’ouvrage Subalterne Studies, qui désigne toute personne de rang inférieur et dont la parole ne peut être énoncée, entendue ou bien dont la parole est récupérée ou déformée. Selon al (pronom neutre utilisé par Alpheratz) : 

« [...] le neutre ou le français inclusif, puisqu'il est au service de toutes ces catégories subalternes pourrait s'appliquer à chaque fois qu’une chose ou une personne est exclue d'un ensemble dont al devrait faire partie. Partout où il y a de l'exclusion. Parce que c'est du français inclusif. » 

       La notion d'identité de genre, qu’elle soit pensée de manière individuelle, collective voire communautaire, est un aspect qui s’imbrique indubitablement avec l’utilisation des pratiques inclusives de la langue française.

Introduire du féminin
Introduire du féminin dans le discours,
quels effets sur nos représentations mentales ?

La féminisation de la langue française s’est particulièrement développée dès la fin du XXe siècle, sous la plume d’écrivaines comme Claire Michard, Anne-Marie Houdebine et Thérèse Moreau. La féminisation est un procédé linguistique qui privilégie les formes grammaticales féminines pour les noms de métiers ou les pronoms personnels par exemple à l’emploi du masculin générique. Elle est l’objet d’étude de différents travaux mettant en évidence l’impact du langage dans les représentations mentales. 


 

Rendre visibles les femmes

Dans deux études de 2006, des psycholinguistes montrent que l’utilisation d’une forme féminine dans un questionnaire influence les perceptions mentales des lecteurs. Ainsi, quand un nom de métier est décliné au masculin et au féminin, les participants y associent plus de femmes que lorsque le métier est décliné uniquement au masculin. D’après Pascal Gygax, cela confirme l’hypothèse que le masculin n’est pas perçu comme générique. De plus, on note une asymétrie linguistique profonde dans le masculin générique du fait que la forme masculine a plusieurs fonctions possibles : une fonction de neutre avec le masculin générique et une fonction de représentation du genre grammatical masculin ; alors que la forme féminine n’en a qu’un seul : la représentation du genre féminin. 

       Faut-il dire : « les avocates et les avocats » ou « les avocats et les avocates » ? En effet, bien que la féminisation de la langue augmente la visibilité des femmes dans le discours, elle impose une hiérarchie liée à l’ordre utilisé. En effet, cette hiérarchie est déterminante, car les représentations des binômes sont liées à des facteurs sémantiques (Hegarty, Mollin, & Foels, 2016).

Ainsi, « cet effet d’ordre de mention a pour corollaire que lorsque l’ordre habituel est inversé et les femmes sont nommées en premier, comme dans les mécaniciennes et les mécaniciens, nous nous représentons plus de femmes dans ces activités (Gabriel, Gygax, Sarrasin, Garnham, & Oakhill, 2008) et nous les percevons comme plus centrales dans le discours (Kesebir, 2017) », note Pascal Gygax. 

         Dans la pratique, cette idée peut s’exprimer par différents usages, dont la double flexion, qui peut être déterminée par plusieurs facteurs : ordre alphabétique, ordre d’importance, nombre, etc. Voir le détail de cette  pratique. 

 

 

 

Féminisation et binarité

L’une des critiques de la féminisation porte sur la représentation binaire des genres qu’elle implique (Gabriel & Gygax, 2016). Autrement dit, la féminisation, en voulant défendre l’égalité entre les genres, attire notre attention sur la binarité du genre femmes-hommes. C’est pourquoi les communautés non-binaires ont tendance à privilégier l’usage d’autres moyens afin de dépasser le masculin générique : la neutralisation (voir la partie « Effacer le binarisme »).

 

Lourdeur du texte 

La féminisation rend-elle la langue plus lourde ? En 2002, l’Académie française s’oppose à la féminisation du langage car cela alourdirait le texte : les « surcharges » nécessaires à la féminisation du langage « n’apportent aucune information supplémentaire et gênent considérablement la lecture ».     

        Dans une étude de 2007, Pascal Gygax et Noelia Gesto s'intéressent à ce phénomène de lourdeur du langage. Ils démontrent que la lourdeur d’un texte est difficilement quantifiable et qu’elle varie en fonction des lecteurs car elle est principalement liée aux habitudes de lecture : l’exposition aux textes rédigés de manière épicène, la fréquence de lecture, l’âge ou encore l’intérêt des personnes concernées. Ils remarquent également un effet d’habituation au fil de l’étude. Cependant, Pascal Gygax montre que l’emploi de termes féminins et masculins avec la double flexion ne semble pas porter préjudice à la lisibilité d’un texte dans son ensemble.

Schéma
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Que fait la langue ?
D'après les travaux de recherches de Pascal Gygax

Composante grammaticale

Masculin générique

« Il y a plus d'infirmières que d'infirmiers »

Rôles pré-établis

Typicalité

Masculin spécifique

Stéréotypes

Représentation mentale du genre

Stéréotypes de genre

Les effets du neutre
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« Quels sont vos acteurs et actrices préférés ? »

Représentation du genre

Représentation du genre

« Quels sont vos acteurs préférés ? »

Les effets du neutre ? État des recherches

Dans la langue française, si certains noms ont ainsi un genre indéterminé ou sujet à variation, aucun nom français n’a un genre grammatical neutre.

Elmiger, 2015. 

Il s’agit de s’intéresser aux divers procédés de neutralisation de la langue française et à la création d’une troisième catégorie grammaticale neutre

Une nouvelle catégorie 

Le genre neutre est un objet social complexe à définir. Cette notion s’inscrit dans le cadre du développement des recherches en théorie du genre en France et dans le monde et particulièrement aux États-Unis qui ont accueilli l’émergence et l’avènement des gender studies dans les années 1980. Les études de genre sont pluridisciplinaires et explorent l’ensemble des stéréotypes et croyances qui définissent une personne en tant que « femme », « homme », « non binaire » ou autre. Elles étudient les rapports sociaux entre les sexes, les rapports de hiérarchie et de domination d’une catégorie sur l’autre et analysent enfin les relations d’interdépendance qui existent entre ces hiérarchies partout où elles se manifestent, y compris en langue (Alpheratz, 2018).

            Le genre neutre, en tant que nouvelle catégorisation du genre, appelle à sortir d’une vision binaire et entraîne de nouvelles problématiques quant à la représentativité de la langue au regard des individus qui s’identifient et se positionnent hors de la binarité de genre. Nous allons nous intéresser aux premières expérimentations en recherche linguistique qui s’emparent de cet enjeu pour examiner et essayer de nouveaux systèmes et productions langagières dans la langue française. 

 

La réactivation du neutre dans la langue 

 

Héritier du latin, où le neutre existe au même titre que le féminin et le masculin, le système de genres de la  langue française a été simplifié. Aujourd’hui, le français contemporain ne présente plus que quelques menues traces de l’ancien genre neutre (Elmiger, 2015). Seul le masculin générique semble garder cette fonction de neutre ainsi qu’en témoigne le linguiste François Rastier dans les exemples qu’il donne dans son entretien.

        Cependant, la conscience du caractère arbitraire et idéologique des règles de grammaire comme celle du masculin générique entraîne de nouvelles expérimentations au sein de la communauté linguistique francophone. Doit-on s’attendre à une réactivation du genre neutre ? Au-delà des pronoms issus de soudures des genres féminins et masculins comme « iel », qui en révèlent encore la binarité, la réactivation du genre neutre peut s’exprimer à travers la réactivation d’anciens accords comme la règle de proximité ou la création de nouvelles unités et structures neutres  : pronoms, suffixes, etc.

Exemples : « iel » contraction des pronoms « il » et « elle » devient « al » ou « ol » en neutre

           Par ailleurs, précisons que le neutre est une composante déjà présente dans d’autres langues comme la langue allemande par exemple ou dans la langue suédoise. En effet, le pronom neutre « hen » créé en 1960 est un dérivé de « hon » (féminin) et « han » (masculin). Ce pronom a été réintroduit dans un livre pour enfants en 2012. Bien qu’initialement critiqué par l’opinion publique car « susceptible de poser des problèmes d’identité de genre aux enfants », les résultats d’études menées par Gustafsson-Senden (2015) indiquent que son acception évolue à partir de 2015 et que ce pronom neutre est, dès lors, non plus associé à des attitudes négatives mais positives. Enfin, selon Pascal Gygax, Ute Gabriel et Sandrine Zufferey, personne n’a encore étudié scientifiquement la perception de ces nouvelles formes en français. 

 


 

Quels effets produits ? 

 

En France, les effets du genre neutre et d’une conception agenrée des mots dans la langue sont encore difficiles à comprendre, à étudier et à analyser d’un point de vue scientifique. Nous n’avons pas à disposition de résultats concrets sur l’impact des formulations neutres sur les représentations mentales des individus. A ce titre, notre entretien avec Alpheratz, qui rédige actuellement un travail de thèse en linguistique sur le genre neutre, a été éclairant car il nous a permis de comprendre que le neutre arrivait en fin de parcours dans la chronologie de notre controverse, mais aussi que l’écriture inclusive usait déjà de formulations neutres par souci de compréhension et de lisibilité. Cet entretien a également permis de confirmer que l’impact psycholinguistique de termes neutres tels que « lectaires », « végétarians » ou « touz » n’est pas connu et que la recherche autour du neutre en linguistique n'est qu'à ses débuts. A cet égard, Alpheratz précise dans son lexique de genre neutre que :

« Il pleut »

Le pronom « on »

« Un bébé »

« Ça crie »

François Rastier, entretien

« Les unités indiquées sont des propositions en cours d’expérimentation et ne sont nullement stabilisées. Les prononciations proposées concernent la dernière syllabe du mot. L’absence de prononciation indique que celle-ci est en cours d’expérimentation et ne fait pas encore l’objet d’une proposition. »

      Ainsi, l’absence de stabilisation des propositions indique que le genre neutre est une donnée en cours d’expérimentation. A ce stade de la recherche, très peu d’universitaires et de linguistes s’intéressent à la question. Nous pouvons imaginer que suite à la mise en œuvre d’études approfondies sur la réactivation et les effets du genre neutre dans la langue française et la création de néologismes visant à produire du neutre, nous aurons plus d’informations pour comprendre les enjeux et implications de cette pratique linguistique. 

 

Vers un féminin générique  ? 

 

Le féminin à valeur générique désigne l'utilisation de formes grammaticalement féminines pour référer à un ensemble de femmes et d’hommes voire à des personnes non binaires. Il s'utilise parfois comme stratégie d'écriture inclusive et son fonctionnement est analogue au masculin à valeur générique

« Dans un monde où le masculin à valeur générique est toujours omniprésent (mais de plus en plus contesté), le féminin générique vise simplement à renverser les usages ainsi que les attentes et inférences qui vont avec. »

Daniel Elmiger, « Le féminin générique ou : une généricité peut en cacher une autre », GLAD!, octobre 2020. 

       Daniel Elmiger, dans l’article « Le féminin générique ou : une généricité peut en cacher une autre » paru dans la revue GLAD! en octobre 2020, s’intéresse à cette pratique et souligne le fait qu’elle n’est pas récente. En effet, dans le monde germanophone, le féminin à valeur générique a été employé dans des propositions de loi en Allemagne ou dans un règlement communal en Suisse. Il en décrit l’aspect controversé et polémique qui a parfois conduit à des réajustements voire au retrait total du féminin générique. 

         Il détaille surtout les travaux de la linguiste allemande Luise F. Pusch qui considère que le féminin générique est « une étape intermédiaire vers le but d’une langue juste et commode pour tout le monde ».  Selon elle, le féminin à valeur générique est une solution assez facile à adopter et n'entraîne pas les inconvénients d’autres stratégies comme la double flexion par exemple. De plus, le féminin générique permettrait de montrer, par l’opposition qu’il suscite, que le changement langagier « peut bien provoquer quelque chose ». La linguiste développe d’autres arguments que Daniel Elmiger synthétise en ces termes, en voici des exemples tirés de l’article :  

« L’argument international : le patriarcat étant international, le féminisme est international lui aussi. La féminisation partielle n’étant plus ou moins pratique que pour les langues sans genre grammatical, la féminisation totale serait commode et simple pour toutes les langues.

L’argument historique : comme les groupes opprimés doivent concentrer leurs efforts à améliorer leur situation, la prise en considération des intérêts des oppresseurs serait tactiquement absurde.

L’argument de l’autarcie : dans les langues à genre grammatical, les hommes ne sont certes pas prêts à soutenir la féminisation totale — mais cela importe peu puisqu’ils ne soutiennent pas non plus — ou seulement à contrecœur — la féminisation partielle. »

      Au même titre que le neutre — et plus encore — le féminin générique demeure largement minoritaire et laisse libre cours à de nombreuses expérimentations. Par exemple, dans le domaine de l'enseignement, certains professeurs l’utilisent afin de démontrer l’absurdité du masculin générique et aussi pour provoquer des réactions chez leurs élèves. La professeure Hélène Paumier nous raconte lors de l’entretien que nous avons mené avec elle l’expérimentation faite par l’une de ses collègues, qu’elle juge par ailleurs concluante :    

« Cette collègue a fait quelque chose au début de l'année dans son cours de français avec sa classe de quatrième : elle s'est adressée uniquement aux filles. [...] Au bout de dix minutes, un quart d'heure, les garçons décrochaient, commençaient à maugréer, à faire autre chose. Elle demande : “Qu’est-ce qu’il se passe, pourquoi vous réagissez comme ça ?”. Les garçons ont dit : “Vous ne parlez qu’aux filles !” Elle leur a dit : “Oui, mais d'habitude, on ne parle qu'aux garçons et les filles restent concentrées quand même”. »

Hélène Paumier, entretien 

De même, Danielle Omer, dans « Vers la fin du masculin générique ? » cite l’exemple de l’enseignant chercheur en informatique Fabien Duchateau. Ce dernier fait le choix d’utiliser le féminin générique dans ses transparents de cours pour éviter l’emploi de l’écriture inclusive qui, selon lui, a pour principal inconvénient d’alourdir le texte et de prendre de l’espace. Il explique également qu’il utilise ce féminin à valeur générique pour ne pas exclure les femmes — déjà peu nombreuses dans les études d’informatique — et décrit enfin qu’il fait ce choix pour rétablir un peu d'équilibre face à l’utilisation systématique du masculin générique. 

 

    Il s’agit enfin et surtout d’une pratique engagée et revendiquée par des femmes se reconnaissant dans le mouvement féministe. Pour plus de détails, voir Vers un féminin générique ? dans « Quelles inclusivités ? » 

Rôle de l'enseignement
Le rôle de l’enseignement et de l’acquisition de la langue sur les représentations de genre 
Un apprentissage des formes inclusives est-il possible ?

Certaines auteures comme Koeser, Kuhn et Sczesny (2015), ont montré qu’il suffisait d’être exposé à des formes inclusives pour ensuite les utiliser soi-même de manière relativement spontanée. De même, concernant la langue norvégienne, les psycholinguistes Kuhn, Koeser, Torsdottir et Gabriel (2014) ont également montré que les participantes et participants utilisaient plus de formes non-marquées après avoir lu des textes comportant ces mêmes formes. Cependant, d’après une étude de Orianna Sarrasin, Ute Gabriel, et Pascal Gygax (2012), les attitudes des utilisateurs auraient un impact sur leur usage de formes inclusives. En effet, les chercheurs ont montré qu’en français et en allemand, plus les attitudes envers ce type de langage sont négatives, moins les personnes sont capables de reconnaître l’existence de formes sexistes dans le langage. Cependant, cette corrélation peut être remise en question.      

Quels sont les effets concrets du langage et de son enseignement sur les jeunes enfants ?

Actuellement, à l’école primaire, l’écriture inclusive n’est que très rarement enseignée car elle ne figure pas dans les recommandations et les programmes académiques. Le manuel d’histoire-géographie CE2 des Éditions Hatier publié en 2017, qui utilise l’écriture inclusive et notamment le point médian, a relancé le débat. Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation depuis 2017, s’est toujours opposé à l’usage de l’écriture inclusive dans la sphère éducative. Le 6 mai 2021, il publie une circulaire au Bulletin officiel de l’éducation nationale interdisant l’écriture inclusive et notamment l'usage du point médian :

« Il convient de proscrire le recours à l’écriture dite inclusive qui utilise notamment le point médian pour faire apparaître simultanément les formes féminines et masculines d’un mot employé au masculin lorsque celui-ci est utilisé dans un sens générique ».

Circulaire du jeudi 6 mai au Bulletin officiel de l’éducation nationale

          Le masculin a deux fonctions : le spécifique (qui désigne les objets animés ou inanimés du genre lexical masculin) et le générique (qui désigne les objets animés ou inanimés des genres lexicaux féminins et masculins.) Voir la pratique « Masculin générique » pour plus de précisions.

 

Instinctivement, de par leur éducation scolaire, les enfants projettent le masculin comme étant spécifique, en dehors du fait qu’il soit spécifique ou générique. Le masculin générique ne serait donc pas compris par les enfants. Le masculin spécifique est le premier genre à être enseigné aux enfants, avant le masculin générique. C’est donc le genre plus saillant dans leur esprit et celui avec lequel ils sont les plus familiers (Gygax, Gabriel, Sarrasin, Oakhill & Garnham, 2009). De plus, la distinction entre genre grammatical et genre social n’est pas évidente pour les enfants. La forme grammaticale du masculin attire invariablement l’attention vers le fait que la personne ou le groupe désigné par un masculin fait référence à un homme ou un garçon, ou encore à un groupe essentiellement constitué d’hommes ou de garçons. Cela a également des impacts sur la perception des métiers. Ainsi, pour des métiers non stéréotypés du point de vue du genre, par exemple « les musiciens », les enfants ont tendance à penser que les garçons ont plus de chance de réussir que les filles lorsque le terme est présenté uniquement au masculin (Vervecken et al., 2016). Cela entraîne des conséquences sur l’identité sociale des enfants et sur leurs représentations mentales

« Par exemple, en étant exposée à un groupe ou un métier présenté au masculin, une fille va questionner sa légitimité au sein de ce groupe, ou même sa légitimité à exercer ce métier. Son sentiment d’appartenance va en être altéré, influençant ainsi ses motivations à réussir au sein du groupe ou dans le métier en question (Walton & Cohen, 2007). »

Pascal Gygax, « Le masculin et ses multiples sens :

Un problème pour notre cerveau… et notre société », 2019.

         L’écriture inclusive est néanmoins remise en cause par certaines associations, dont SOS Éducation, une association « réunissant des parents et des enseignants et se fixant pour objectif d'améliorer l'école ». En avril 2021, SOS Éducation adresse une pétition au ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer visant à l’interdiction de l’écriture inclusive dans l’enseignement scolaire. De la même manière, l’Académie française considère que l’écriture inclusive aurait un impact négatif sur l’apprentissage des enfants, car elle complexifie davantage la langue :

« L’écriture inclusive trouble les pratiques d’apprentissage et de transmission de la langue française, déjà complexes, en ouvrant un champ d’incertitude qui crispe le débat sur des incantations graphiques. En focalisant l’attention sur l’obsession du genre, elle restreint le rapport à la langue en inhibant une expression plus ample de la pensée. Bien loin de susciter l’adhésion d’une majorité de contemporains, elle apparaît comme le domaine réservé d’une élite, inconsciente des difficultés rencontrées au quotidien par les pédagogues et les usagers du système scolaire. »

Académie française. Lettre ouverte sur l’écriture inclusive, 7 mai 2021.

     L’écriture inclusive apparaît alors comme une proposition pour déconstruire les stéréotypes bien que certains acteurs considèrent qu’elle complexifie davantage la langue. Cependant, étant une pratique récente, il n’y a pas encore suffisamment d’études montrant l’impact de l’apprentissage de l’écriture inclusive sur les représentations sociales et mentales des jeunes enfants.

Conclusion

             Malgré la pluralité des approches et des études psycholinguistes, on note une certaine forme de consensus sur l’impact de la représentation du genre féminin dans les discours scientifiques. En effet, il n’y a pas, à notre connaissance et à l’heure où nous écrivons ces mots, d’études contredisant les conclusions des travaux de psycholinguistique précédemment cités. Cependant, il s’agit d’un domaine dominé par des acteurs très engagés sur le sujet de l’écriture inclusive. La majorité, dont Pascal Gygax, ou Aron Arnold, revendique un positionnement favorable à l’écriture inclusive. 

             De même, il apparaît surprenant que ces connaissances ne soient pas remises en question par des acteurs qui dénoncent l’écriture inclusive et la modification de la langue pour réduire les inégalités entre les hommes et les femmes. Nous avons eu une forme d’explication en interrogeant le linguiste François Rastier qui, à titre personnel, ne reconnaît pas la pertinence de la psycholinguistique dans cette controverse puisqu’elle relève de la psychologie et non du domaine de la linguistique. En effet, il y a un véritable enjeu, et à la fois une difficulté, à qualifier et quantifier les effets de la langue, et notamment du langage inclusif, dans nos perceptions mentales.

            La question des effets de la langue sur les représentations mentales genrées dans le cadre de cette controverse n’est donc pas prête de se conclure et le champ de recherche nécessite d’être investi pour arriver à des résultats concrets sur l’impact des formes d’écriture inclusive. La dimension du neutre, qui est encore aux balbutiements de la recherche, est tout juste en train de se développer, tout comme les expérimentations autour du féminin générique.

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