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Danièle Manesse

Danièle Manesse est professeur émérite de sciences du langage à l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle et chercheuse en sciences du langage. Elle est membre du DILTEC (didactique des langues, des textes et des cultures). Par ailleurs, elle a été chercheuse à l’Institut National de Recherche Pédagogique. Ses travaux sont centrés autour de la thématique de l’entrée dans l’écrit. De façon plus précise, elle étudie l’apprentissage de l’écrit des enfants, illettrés et adultes. Elle a publié de nombreux ouvrages et articles dont, notamment, Orthographe : à qui la faute ? publié en 2007 et coécrit avec Danièle Cogis, ou encore « L'orthographe des adolescents : le cas des élèves en grande difficulté au collège. », publié en 2009 dans la revue Langage et Pratiques.

Lire l'entretien 

« Je pense que « l’écriture inclusive » repose sur une méprise énorme, un contresens, la confusion entre ce qu’on fait avec la langue, et la nature de la langue. La majeure partie des langues du monde n’ont pas d’opposition de genre masculin-féminin marquée morphologiquement, et ça ne veut pas dire qu’elles sont parlées par des peuples qui respectent l’égalité hommes-femmes. Je voudrais rappeler que la langue est l’outil qui me rapproche de l'autre, ce grâce à quoi je suis parmi les autres, les morts et les vivants, ceux de mon entourage et ceux qui en sont loin. »

 

Danièle Manesse, citation tirée de l'entretien que nous avons réalisé le 16 avril 2021.

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François Rastier

Liens avec notre enquête

Danièle Manesse en tant qu’enseignante-chercheuse en sciences du langage s’est positionnée au sujet de cet usage qu’est l’écriture inclusive. Ce dernier a, d’ailleurs, été l’objet d’un certain nombre de ses publications. On peut ici citer en particulier l’ouvrage qu’elle a co-écrit avec le professeur en langue française, Gilles Siouffi, intitulé Le féminin et le masculin dans la langue : l’écriture inclusive en questions publié en 2019 aux éditions ESF Sciences humaines.

Danièle Manesse n’est pas favorable à l’usage de l’écriture inclusive. Cependant, elle soutient la féminisation des noms de métiers et des fonctions. D’ailleurs, elle considère ce dernier usage comme n’étant pas à proprement parler une composante de l’écriture inclusive. La féminisation serait, selon elle, à part : « ça n’a rien à voir avec la féminisation des noms de métiers. Ce n'est pas l'écriture inclusive. ». Lorsque nous avons échangé avec elle, elle a, par ailleurs, affirmé :

« La féminisation des noms de métiers, pour une linguiste, c'est évident.».

Il est nécessaire de préciser que Danièle Manesse considère qu’il n’y a pas d’« homologie entre les choses du monde et les choses de la langue ». En effet, elle affirme que la langue n’est pas une représentation fidèle de la réalité. Elle illustre ce point au sein de son ouvrage, coécrit avec Gilles Siouffi, intitulé Le féminin et le masculin dans la langue : l’écriture inclusive en questions par le biais d’une confusion que réalise les enfants et que les promoteurs de l’écriture inclusive effectueraient également en quelque sorte : « il est difficile de leur faire admettre que train s’écrira avec un mot plus court que papillon, malgré la différence de taille de ce qu’ils désignent ».

Par ailleurs, Danièle Manesse explique qu’un des points problématiques au sujet de l’écriture inclusive correspond au fait qu’elle n’est pas transposable à l’oral. Elle prend pour exemple le point médian. À ce propos, durant l’entretien que nous avons réalisé, elle expliquait ceci :

« Notre système de transcription est alphabétique et notre système d'écriture de la langue ne comporte pas par d’unités isolées comme ça ; tout l’oral est dans l’écrit, ce qui signifie que partant de l’écrit, je peux oraliser. »

Arguments

De plus, elle soutient que l’écriture inclusive n’est pas utile dans le sens où la langue française offre déjà un ensemble de possibilités afin de désigner des personnes de sexe masculin, ou, des personnes de sexe féminin, ou, l’ensemble de ces personnes. Ainsi, elle explique à ce sujet, en particulier à propos du masculin générique :

« Mais il y a un autre usage du masculin qui est non marqué, neutre, notamment au pluriel : les habitants de Paris désignent des hommes et des femmes. Si je dis : “les étudiants de Sciences Po de cette année ont eu bien des problèmes avec leur direction”. Je sais très bien qu'il y a des étudiantes, il y a des femmes et il y a des hommes, à Sciences Po. Et quand je disais à mes étudiants, “ il faut vous inscrire très vite”, “faites attention, les étudiants doivent s'inscrire avant X”, je savais et ils savaient que je parlais aux hommes et aux femmes. Le masculin est un genre vide de sens. », et, elle rajoute que « Ce masculin est une catégorie que nous, les linguistes, nous appelons « non marquée », c'est-à-dire, il sert à tout. Quand j'ai besoin de préciser, le langage m’offre toutes les possibilités pour préciser. ».

L’une des autres problématiques que pose l’écriture inclusive correspond au fait que le point médian « perturbe la linéarité de la chaîne écrite ». À ce propos, elle explique :

« L'écriture inclusive, maintenant ce n'est plus une histoire de vocabulaire, de changements lexicaux. Elle va consister en cela qu'on touche au matériau de la langue, qu'on va ajouter des signes de ponctuation, par exemple, le point médian va isoler des lettres dans la chaine écrite. Les étudiant point “e” point “s”, ça doit se lire les étudiantes et les étudiants. ».

Par ailleurs, Danièle Manesse conteste les affirmations d’Éliane Viennot selon laquelle la langue française aurait été masculinisée au XVIIème siècle :

« L'accord de proximité était loin d’être la règle en latin, Bernard Colombat le montre dans un chapitre du livre Le féminin et le masculin que nous avons publié en 2019, pas plus qu’il n’était la règle en français préclassique comme l’analysent avec de vrais corpus Marie-Louise Moreau dans maintes publications, ou André Chervel dans le livre cité. Et dans l’usage, il a flotté de toute évidence et flotte encore selon les contextes. Non, la langue française n’est pas devenue sexiste au XVIIème siècle, comme cherchent à le faire croire certaines littéraires précipitamment reconverties en historiennes de la langue, telle Eliane Viennot. Que la société ait été furieusement machiste et le soit encore pour partie, et par conséquent les usages de la langue, c’est une autre affaire. ».

Enfin, Danièle Manesse explique que l’écriture inclusive complexifierait hautement la langue française. Par conséquent, son apprentissage en deviendrait d’autant plus difficile. Elle affirme à ce sujet :

« La première raison de mon opposition au tripatouillage de la langue, c'est que moi, j’ai été chargée aussi de former les professeurs des écoles et des collèges. J'ai interrogé des centaines de jeunes de 16-17 ans qui pleuraient quand ils parlaient de l'école parce qu'ils avaient décroché, parce qu'ils ne comprenaient rien, parce qu'ils ne comprenaient pas ce qui leur était arrivé. On sait qu'il y a 15 % de gosses qui ne savent pas mettre l'accord du pluriel à 15 ans. Et on va aller charcuter le langage pour faire quoi ? Pour le bénéfice de qui ? » et elle rajoute que « Ça ne peut pas concerner les enfants qui apprennent à lire : on a essayé de faire des manuels scolaires en écriture inclusive, je crois que ce sera sans suite. Pensez, l’enseigner aux migrants, ça semble impossible et loufoque ! … Donc elle a un empan d'application réduit. ».

Ressources 
Ressources
Entretien

Cédelle, Luc. « L’écriture inclusive fait partie de ces dispositifs volontaristes, ostentatoires, qui ne servent pas les causes qu’ils prétendent défendre ». Le Monde. 2017.

Cédelle, Luc . « Danièle Manesse : L’écriture inclusive ne divise pas entre droite et gauche ». Ajéduc. 2017.

Jeanticou, Romain. « Il n’existe pas de langue égalitaire ». Danièle Manesse, linguiste. Télérama. 2017 

Manesse, ​Danièle. Siouffi, Gilles. Le féminin & le masculin dans la langue : l’écriture inclusive en questions. Paris : ESF Sciences humaines. 2019. 208 pages.

Steuckardt, Agnès. « Danièle Manesse et Gilles Siouffi éd., Le féminin & le masculin dans la langue : l’écriture inclusive en questions », Mots. Les langages du politique. 2021.

Entretien

Cet entretien a été réalisé le 16 avril 2021 sur Zoom et a duré 53 minutes.

Il a été retranscrit par Ariane Jouve-Villard et Bastien Relave puis relu par Danièle Manesse.

Bastien Relave

Bonjour madame Manesse, vous êtes donc professeur émérite de sciences du langage à l'Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, membre du DILTEC (didactique des langues, des textes et des cultures). 

Vous avez d’abord été chercheuse à l'Institut National de Recherche Pédagogique.

 

Danièle Manesse

Ce qui m’a permis de travailler dans des centaines de classe de collège ou de l’école primaire, et de me spécialiser dans l’étude de la difficulté scolaire. Je suis ce qu’on appelle une chercheuse de terrain ma spécialité, peut-être que vous allez le dire, ma spécialité c'est l'entrée dans l'écrit de l'enfant, de l'illettré, des adultes. C'est l'école d’une certaine manière et son échec et ses réussites. Mais ce n'est pas différent de ce qui va être l'objet de notre entretien. Je précise que je suis chercheuse en sciences du langage.

 

Bastien Relave

Tout à fait, d'ailleurs, c'est ce que j'allais en effet évoquer. Vos travaux portent sur l'apprentissage des langues et en particulier, j'avais lu que beaucoup de vos travaux portaient sur les difficultés que rencontrent les élèves issus de milieux populaires. Et, à ce sujet, justement, actuellement vous êtes membre d'une association qui s'appelle “Le français langue d'accueil''. Qu'est-ce qui vous a motivé à participer, à vous engager au sein de cette association précisément ?

 

Danièle Manesse

De manière factuelle ? C'est parce que j’ai envoyé des étudiants pour leur stage de master FLE qui rencontraient difficultés à trouver un lieu de stage. L’une de leurs options est d’aller dans des associations d'alphabétisation et d'intégration des migrants. Et puis j'ai trouvé cette association assez remarquable en ceci qu’elle est déterminée à professionnaliser les gens le plus possible. Ce n'est pas une association qui recrute des retraités en mal d’activité, elle a de grandes exigences. Moi, je continue mon métier sous d'autres formes, je fais à la fois de la formation de bénévoles et de la formation à l’écrit et à la langue pour des migrants. La langue, c'est l'instrument de socialisation, l’outil qui permet d’établir des liens avec les autres, et je sais faire ça. J'ai une sorte d’avance, de par mon métier. Et puis, je trouve qu'on fait du bon travail et je fais aussi de la recherche avec eux. Voilà, donc c'est continuer mon travail parce que de toute façon, la transmission ça m'importe beaucoup. C'est-à-dire que j'ai fait tellement de cours dans ma vie que ce n'est pas grave d'arrêter d'en faire, mais c'est formidable de continuer, j'ai des choses à donner, je les donne. C'est l'idée de transmettre, et ils me donnent autant d’inquiétudes didactiques - ces jeunes Afghans, Somaliens et tout - d'interrogations, que mes étudiants de maîtrise, de master. C'est très compliqué cette affaire, donc c'est passionnant.

 

Ariane Jouve-Villard

On avait aussi une autre question introductive d’un point un petit peu plus spécifique à notre sujet. Ah pardon, j'ai encore perdu le son, excusez-moi. Donc quelle serait votre définition à vous du terme “écriture inclusive” ?

 

Danièle Manesse

L’écriture inclusive, pour moi, d'abord, c'est une forme d’écriture. Écriture inclusive, c’est la réunion de deux termes “écriture” et “inclusive”. Quand j'étais à l'Institut de recherche pédagogique, on parlait de pédagogie inclusive et d'école inclusive... “Inclusive” veut dire socialiser dans des structures ordinaires des gens qui sont exclus. On les socialise dans des classes : des enfants, par exemple, autistes, ou les enfants qui ont des handicaps graves, voilà ce que c'était “inclusif”. Ça vient des sciences sociales et de l'action sociale. Et l'écriture inclusive, à mon sens, il faut la disjoindre de tout ce fourre-tout qu’on nomme l’écriture inclusive depuis 2017. En gros, ça a explosé en France depuis 2017.

On est dans un pays où les affaires de langues passionnent. Je comprends, la langue c'est fascinant ! En 2014, dans les programmes scolaires de français de l’école et du collège on avait introduit le terme de "prédicat". Le terme de prédicat… mais il y a eu les premières pages du Figaro, de de Libération, de tout, du Monde ! Le prédicat dans les programmes de grammaire, c’était une sorte de scandale national. La réforme de l'orthographe ? L'orthographe, ça rend fou les gens aussi. Tout le monde a des idées sur l'orthographe. Tout le monde a des idées sur la lecture globale. Même, je suis sûre, vous, Bastien et Ariane. La lecture globale, c'est... tout le monde sait, tout le monde. La langue, ça, ça fascine. Alors, l'écriture inclusive, elle est apparue dans une ambiance de surchauffe médiatique parce que ça mélangeait plusieurs problèmes très distincts. C'est pour ça, pour moi, c'est une forme d’écriture et je vais y revenir. Et ça n’a rien à voir avec la féminisation des noms de métiers. Ce n'est pas l'écriture inclusive. La féminisation des noms de métier, j'étais jeune chercheur, et ça remonte au milieu des années ’70, avec des initiatives de linguistes, notamment l’une qui s'appelle Marina Yaguello et qui expliquait qu’il n'y avait qu'en français, dans les langues romanes, qu'on disait “un avocat” pour dire “une femme avocat”, enfin une avocate, quoi. Bon, “una profesora”, on dit en espagnol. On le dit en roumain, on le dit en italien. Et qu'est-ce qu'on va chercher en français ? On disait madame le professeur, on disait l'avocat, le docteur, le ministre. La féminisation des noms de métiers, c'est une affaire qui ne relève pas de l'écriture. Ça vient de l’usage de la langue. La langue est d'abord orale, depuis très longtemps, on se bagarrait, beaucoup de gens se bagarraient pour arrêter de désigner par un masculin un terme qui concerne la fonction, le titre, le métier d’une femme. Ça vient du XIXème siècle, du capitalisme montant, écrasant, qui exclut vraiment, et systématise l'exclusion des femmes, à tel point que “madame le préfet” est la femme du préfet, et ce n'est pas la préfète. Il n'y avait pas de préfète, il n'en était pas question. Et pas d'avocate non plus, d'ailleurs, parce que la première avocate, elle a pu passer son diplôme en 1900, je crois, ou 1901. La féminisation des noms de métiers, pour une linguiste, c'est évident. C'est-à-dire que la langue est à notre disposition, de vous, de moi, de tout le monde. Quand la communauté parlante une langue a besoin d'un terme dans la langue qui n'existe pas, elle le crée. Ma mère avait été nommée proviseure d'un énorme lycée. Elle a fait jeter à la poubelle toutes les cartes de visite qu'on lui avait imprimées : “Madame X, proviseur du lycée”. Elle a exigé qu’on mette “Madame la directrice”. Bon, alors ça, ça n’a rien à voir avec l'écriture inclusive. La féminisation des noms de métiers, pour moi c'est une évidence, c'est gagné. Pour accélérer son usage, le premier ministre Jospin a demandé un rapport qu’il a préfacé quand il a vu que ça rentrait trop lentement dans les mœurs. Ce texte, qui date de 1999 s'appelle Femme, j'écris ton nom. C’est à la fois une brève histoire de la féminisation, qui montre que la question de la féminisation n’a pas cessé d’être débattue, et des listes de termes féminisé, courants et moins courants, avec les principes de leur formation. Je voudrais vous en citer un extrait « La langue a la capacité de s’adapter aux évolutions de la société. La marche créatrice du savoir et l’émergence de nouvelles qualifications s’accompagnent des créations lexicales correspondantes. Les métiers sont vivants, ils bougent ; de la même manière, la langue, en tant que système dynamique, fait exister par la dénomination les nouvelles réalités techniques, économiques, sociales et humaine ».

L'écriture inclusive, maintenant ce n'est plus une histoire de vocabulaire, de changements lexicaux. Elle va consister en cela qu'on touche au matériau de la langue, qu'on va ajouter des signes de ponctuation, par exemple, le point médian va isoler des lettres dans la chaine écrite. Les étudiant point “e” point “s”, ça doit se lire les étudiantes et les étudiants. Notre système de transcription est alphabétique et notre système d'écriture de la langue ne comporte pas par d’unités isolées comme ça ; tout l’oral est dans l’écrit, ce qui signifie que partant de l’écrit, je peux oraliser. L’écriture inclusive touche au matériau de la langue, aussi, parce qu'elle touche à la forme des pronoms. Par exemple, il y a deux genres en français : un genre qui s'appelle le féminin, un genre qui s'appelle le masculin. Ce genre n’est pas pertinent pour les inanimés, une chaise et un tabouret. D’autre part, en gros, les personnes de genre féminin sont représentées par des féminins dans la langue. “Une danseuse”, “un danseur”, féminin masculin désignent une femme, un homme. Donc, le genre, il est motivé pour les personnes. Mais il y a un autre usage du masculin qui est non marqué, neutre, notamment au pluriel : les habitants de Paris désignent des hommes et des femmes. Si je dis : “les étudiants de Sciences Po de cette année ont eu bien des problèmes avec leur direction”. Je sais très bien qu'il y a des étudiantes, il y a des femmes et il y a des hommes, à Sciences Po. Et quand je disais à mes étudiants, “ il faut vous inscrire très vite”, “faites attention, les étudiants doivent s'inscrire avant X”, je savais et ils savaient que je parlais aux hommes et aux femmes. Le masculin est un genre vide de sens. On dit le verbe, les lettres de l'alphabet, le “a”, le “b”, le “c”. Il sert aux participes passés : “j'ai fait”, “tu as fait”, que l’agent soit un homme ou une femme etc. Ce masculin est une catégorie que nous, les linguistes, nous appelons « non marquée », c'est-à-dire, il sert à tout. Quand j'ai besoin de préciser, le langage m’offre toutes les possibilités pour préciser. Il arrivait que dans les cours de masters, où il y avait 50, 60 étudiants, beaucoup de monde, beaucoup trop d'ailleurs, j'aie seulement deux hommes, trois hommes. Alors j'ai commencé par dire : “Bonjour, Messieurs et Mesdames”, parce qu'il fallait bien citer tout le monde. Je râlais toujours en rigolant, je suis aussi grammairienne, “je suis obligée d'accorder à cause de vous, Messieurs”. Bon, ainsi est la langue. “Mais Mesdames, ne le prenez pas mal”. Je ne vois pas pourquoi, je vais commencer à dire “les habitants et les habitantes de Paris” comme le fait la maire. Il y a un genre qui est non marqué, et on l’utilise par économie, on veut simplement être compris. Voilà l'écriture inclusive qui va s’insurger contre la valeur non marquée du masculin. Quand on a besoin de parler spécifiquement des femmes, la langue en offre les moyens. Je n'ai jamais souffert, de ne pas être nommée dans le langage. J'ai souffert comme femme de certaines choses, bien moins que ma mère, qui a eu le droit de vote à 24 ans, en 45 ou 46. le sort fait aux femmes, oui, ça pèse sur des masses de femmes. Je suis féministe avec des camarades, hommes et femmes, tranquillement, mais alors lutter contre la langue ne m'était jamais venu à l'esprit. Jusqu'à ce que ça arrive, cette manipulation de la langue. Donc je résume parce que je suis trop longue. L'écriture inclusive, c'est une autorisation que s'est donnée un groupe, une élite. Une élite cultivée, qui peut s'autoriser à mettre un peu la pagaille dans la langue, à afficher un féminisme à peu de frais, notamment parce que leurs enfants réussissent, ils n'ont pas de problème. Bon, mais qui peut se permettre de transformer le matériau dont nous avons hérité, que nous allons transmettre à nos enfants par la parole, par la langue orale d'abord, et nous allons surtout leur transmettre l'écrit ? On sait que dans cette société, ce qui sauve, ce qui donne de la force du pouvoir à tous, c'est l'écrit. Qu’on se permette de tripatouiller la langue pour des enjeux bien discutables. Qu'est-ce qu’on y gagne ? Pourquoi Barbara Cassin, Antoinette Fouque (Vous ne la connaissez peut-être pas, c’était une psychanalyste elle a fondé le MLF vers 1971-70), Gisèle Halimi, Simone de Beauvoir n’en ont jamais parlé ? La première raison de mon opposition au tripatouillage de la langue, c'est que moi, j’ai été chargée aussi de former les professeurs des écoles et des collèges. J'ai interrogé des centaines de jeunes de 16-17 ans qui pleuraient quand ils parlaient de l'école parce qu'ils avaient décroché, parce qu'ils ne comprenaient rien, parce qu'ils ne comprenaient pas ce qui leur était arrivé. On sait qu'il y a 15 % de gosses qui ne savent pas mettre l'accord du pluriel à 15 ans. Et on va aller charcuter le langage pour faire quoi ? Pour le bénéfice de qui ? Pardon pour cette réponse si longue. Est-ce que j'ai répondu à votre question, Ariane ?

 

Ariane Jouve-Villard

Oui, absolument madame, et vous avez même un petit peu répondu à la prochaine qui portait justement sur enseigner l'écriture inclusive est-ce complexifier l'apprentissage de la langue ? Est-ce qu'au fond, les usages, comme l’accord de proximité, ne rendent pas l'apprentissage de la langue plus intuitif ? C'est ce qu'on avait noté. Mais effectivement, vous y avez répondu. Mais est ce qu'il y a quelque chose que vous aimeriez ajouter ici ?

 

Danièle Manesse

Qu’est-ce ça veut dire « intuitif », que la règle est variable ? Elle l’est en effet ! On contourne spontanément l’accord au masculin de deux adjectifs concernant des noms de genre grammatical différent s’il est senti comme discordant avec des noms animés notamment : « Ma tante, ses trois filles et son mari sont contents de etc… ? » est spontanément transformé « Ma tante, ses trois filles sont contentes et mon oncle aussi ».  L'accord de proximité était loin d’être la règle en latin, Bernard Colombat le montre dans un chapitre du livre Le féminin et le masculin que nous avons publié en 2019, pas plus qu’il n’était la règle en français préclassique comme l’analysent avec de vrais corpus Marie-Louise Moreau dans maintes publications, ou André Chervel dans le livre cité. Et dans l’usage, il a flotté de toute évidence et flotte encore selon les contextes. Non, la langue française n’est pas devenue sexiste au XVIIème siècle, comme cherchent à le faire croire certaines littéraires précipitamment reconverties en historiennes de la langue, telle Eliane Viennot. Que la société ait été furieusement machiste et le soit encore pour partie, et par conséquent les usages de la langue, c’est une autre affaire.

Bastien Relave

Plusieurs questions me viennent en vous écoutant. D'abord, j'aurais aimé vous faire réagir, notamment, aux études qui ont été faites par le psycholinguistique. Pascal Gigax qui a mis en évidence, à travers ses recherches, l'influence que peut avoir la langue sur les représentations mentales. Et, notamment, il montre à travers un exemple que l'usage du masculin générique engendrerait des représentations mentales masculines. A titre d'exemple, lorsque sur une annonce, on a “Recherche un agriculteur” et non “un agriculteur, une agricultrice”, on constate finalement que les femmes vont moins postuler que les hommes. Du coup, à la lumière de ces recherches, je voulais vous poser ces questions : selon vous, la langue, est-ce qu’elle a vraiment ce degré d’influence ? Et puis, par ailleurs, est ce qu'elle participe à l'établissement d'un sexisme systémique ? Et, à ce titre-là, est-ce qu'elle doit être modifiée, comme le réclament les partisans de l'écriture inclusive ?

 

Danièle Manesse

Ce sont les discours, ce qu’on dit avec la langue qui révèlent un sexisme …systémique dans certaines cultures ; de moins en moins dans la nôtre, je crois, grâce aux luttes féministes ; ce n'est pas la langue dont on parle, c'est de l'usage de la langue. Ces recherches, qui prennent en compte des sujets très étroits de l’expérience, établissent des choses avérées : quand on dit : “Recherche coiffeur avec beaucoup d'expérience”, les candidates coiffeuses se disent : « Ce n’est peut-être pas pour moi”, d'autant que c'est un métier assez sexué. Récemment, une affiche était très largement placardée à Paris pour recruter à la RATP : on y voit une belle femme qui conduit un autobus. L’affiche dit “Recherchons conducteurs (H / F, ou l’inverse, je ne sais plus)”. Est-ce que cette « écriture » habituelle n’est pas claire ?  Ça veut dire « recherchons des hommes et des femmes ». Qu’est-ce que « conduct.eur.rice.s », qu’il faut lire « des conductrices et des conducteurs » (forme avec laquelle Eliane Viennot vient d’aillleurs de prendre des distances dans une récente tribune au Monde) apporte à la cause des femmes ?

 

Bastien Relave

Du coup, ça me fait réagir parce que vous avez cité Éliane Viennot, notamment, dans votre précédente réponse. Et là, vous disiez que la langue n'est pas sexiste et Éliane Viennot, au contraire, elle soutient qu’avant le XVIIème siècle, la langue française à l'origine était non sexiste. On voyait l'utilisation de certains noms au féminin. Et puis, elle constate que, suite au passage de certains grammairiens du XVIIème siècle, on a vu l'imposition progressive de certaines règles qui ont invisibilisé les femmes. Et donc, vous, vous considérez que ce point de vue est fallacieux, en tous cas, il n’est pas juste à votre sens ?

 

Danièle Manesse

Il repose sur une idée fausse du pouvoir des grammairiens. Les grammairiens ne font pas la langue. L’académie française elle-même ne régit pas la langue. Les grammairiens vous savez, ils ne pourraient pas décider qu’à partir de demain, vous allez toujours dire “je ne vais pas” et vous cesser de dire “j’vais pas” ou “j’suis pas” pour “je ne suis pas” à l’oral. Ce sont chaque jour des millions d’emplois, de contacts, qui font évoluer la langue, et d’abord à l’oral. Les grammairiens ne peuvent rien faire, ils constatent, commentent et expriment des préférences. Chervel a pu montrer que la règle archi machiste « Quand un adjectif concerne des mots de genre différent, le masculin l’emporte sur le féminin » ne figure que dans un nombre infime de grammaire, sur des milliers qu’il a consultés : c’est une invention, un stratagème d’instituteur, à l’égal de « quand deux verbes se suivent, le second est à l’infinitif », commode à retenir pour les élèves mais souvent faux. Il suffit de dire, ce que font tous les manuels dont je dispose ici « …on accorde au masculin ».  Ce qui est très ennuyeux, c'est que ce pays est complètement ignorant de l'histoire de la langue, ce qui est normal : trois citations ne font pas un corpus, l'histoire de la langue est extrêmement complexe et savante et on n’en a pas besoin pour parler ni écrire. EV dit des choses tout à fait vraies quand elle montre que la langue française, qui possède tous les outils pour féminiser les noms de métiers, de fonction etc. l’a fait dans le passé ! Les formes « l’autrice, la supérieure, l’archiduchesse, la repasseuse » sont attestées depuis longtemps. Mais ce qui a fait disparaitre ces termes de l’usage, c’est le machisme de la société, surtout au XIXème siècle, qui excluait les femmes de nombre de métiers prestigieux et de fonctions, ce n’est pas le système de la langue française. La langue, c’est un outil, pas une représentation du monde.

 

Bastien Relave

Est ce qu'on pourrait résumer la chose en disant que, au fond, l'écriture inclusive, c'est l'usage qui en aura raison et qui décidera finalement de sa pérennité dans le fond ?  Si elle adoptée, tant mieux, sinon tant pis ?

 

Danièle Manesse

Ah non, pas tant mieux, pas tant pis ! On verra ! Je vais vous dire, il y a trois menaces qui pèsent sur le projet de l'écriture inclusive. Toutes les autres minorités ne vont-elles pas faire la même chose ? C’est ce qui va se passer. Les LGTBQ+ sont tout à fait en droit de dire : “Moi aussi je veux que ma communauté soit représentée dans la langue”. Et à l’infini, les gros et les maigres, les vieux et les jeunes. Et vous commencerez à avoir des textes incompréhensibles, on n’entendra plus la musique. Alpheratz qui veut mettre les noms, les adjectifs et les pronoms au genre neutre ne parle pas d’autrice, ni d’auteur mais d’autaire, qu’elle reprend par iel…Vraiment, on ne la lit plus, on déchiffre. Or le langage c'est un bien commun. Moi, je me bats pour le bien commun. Moi, je me bats contre la privatisation de l'eau dans le monde. Je pense ça ne durera pas d'autant que l’écriture inclusive ne peut concerner la littérature, on ne va pas réécrire Proust, Rimbaud ni Zola en écriture inclusive : ça ne peut pas concerner les textes du passé, qui sont une partie de la culture dont on hérite. Ça ne peut pas concerner les enfants qui apprennent à lire : on a essayé de faire des manuels scolaires en écriture inclusive, je crois que ce sera sans suite. Pensez, l’enseigner aux migrants, ça semble impossible et loufoque ! … Donc elle a un empan d'application réduit. Malheureusement, dans les universités parisiennes, notamment auprès de jeunes étudiants qui ont beaucoup de choses à apprendre, on assène des arguments d’autorité et parfois plus que des arguments... Et parfois, ça va plus loin, avec des amalgames assez révoltants : « Ceux qui s’opposent à l’écriture inclusive sont des adeptes de la culture du viol » proclame l’autrice déjà citée. On n’est plus dans la controverse…

Mais il n’empêche que l’écriture inclusive pose des problèmes intéressants. Tout problème sur la langue est intéressant, elle est sans cesse là, en nous, entre nous, penser la langue est passionnant.

 

Bastien Relave

De toute évidence. Une autre question d’ordre un peu plus général. Qu'est ce qui relève de la controverse et qu'est ce qui n’en relève pas ? C'est à dire, où est le doute en fin de compte ? Sur quels éléments il y a doute et sur quels autres éléments à votre sens il y a certitude ?

 

Danièle Manesse

Pour moi, si on considère ce panier garni qu'on nous a donné sous le nom d'écriture inclusive, la féminisation des noms de métiers est une pratique juste qui ne souffre pas d’hésitation, débattue depuis plus d’un siècle et c’est une très bonne chose que l’Académie française – ou plutôt sa composante réactionnaire et machiste ! - ait enfin lâché en 2019 ; et du coup, par l’effet du scandale, ait assuré une diffusion rapide des noms de métiers et fonctions prestigieuses ! Donc ça tombe sous le sens, le sens de la langue. Sur ce point, la langue a été conservatrice par la faute de certains et la responsabilité de certaines.

Ce qui relève de la controverse, « il y a doute », lorsqu’ on touche au matériau de la langue. Ce matériau de la langue et les principes de transcription de notre langue, on ne peut pas y toucher pour des intérêts particuliers comme parfois le font des publicitaires qui détournent l’orthographe pour vendre un produit – ou ça s’appelle l’appropriation de la langue à des fins commerciales -, et ce serait sans fin. Nous disposons d'un alphabet de 26 lettres, nous disposons d'un certain nombre de signes de ponctuation en nombre limité et de signes de ponctuation qu'on appelle « blancs », c'est-à-dire les paragraphes, les espaces, etc. Bon, voilà, il y a soixante signes pour écrire. Pour écrire bien. Et nous les transmettons. Ils se modifieront, ils se sont modifiés, stabilisés pour le bien commun, pour que la langue soit plus aisée à écrire pour tous ; j’espère qu’on jour on pourra modifier, simplifier l’orthographe comme nous sommes nombreux à le souhaiter, pour le bien commun. Pas pour les intérêts de certains.

 

Bastien Relave

D'accord, merci beaucoup. Et est-ce qu'il y a un point que vous aimeriez repréciser dans ce que vous avez dit ou même rajouter quelque chose parce que vous avez répondu à mes questions.

 

Danièle Manesse

Oui ; je pense que « l’écriture inclusive » repose sur une méprise énorme, un contresens, la confusion entre ce qu’on fait avec la langue, et la nature de la langue. La majeure partie des langues du monde n’ont pas d’opposition de genre masculin-féminin marquée morphologiquement, et ça ne veut pas dire qu’elles sont parlées par des peuples qui respectent l’égalité hommes-femmes. Je voudrais rappeler que la langue est l’outil qui me rapproche de l'autre, ce grâce à quoi je suis parmi les autres, les morts et les vivants, ceux de mon entourage et ceux qui en sont loin. Je disais à mes étudiants, « Vous vous rendez compte, c'est génial, on peut mentir avec la langue. » C'est vrai que c'est puissant, on peut faire apparaitre ce qui n'est pas ! C'est pour ça qu'on peut faire de la littérature ! Je veux dire-là qu’on peut faire exister des choses qui n'existent pas. Et la capacité d'influence de la langue est énorme, de ce qu’on fait avec la langue. Alors, bien sûr, la capacité du langage est énorme. Si je mens tout le temps, je peux travestir l'histoire ! Je peux nier la Shoah ! Je peux tout ! La Shoah, le génocide des Arméniens ou celui des Tutsis ou n'importe quel massacre ! Je peux dire qu'il ne se passe rien ! Mais les négationnistes et ceux qui dénoncent les massacres parlent et écrivent la même langue, avec les mêmes catégories…la langue n’appartient à personne.

 

Bastien Relave

Merci beaucoup madame, au revoir !

Danièle Manesse

Je vous en prie, au revoir ! 

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