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François Rastier

François Rastier est un sémanticien, docteur en linguistique, et directeur de recherche émérite au CNRS. Il est notamment à l’origine de la création de la discipline de la sémantique interprétative, se basant sur les travaux des linguistes Bréal et Saussure, puis Hjelmslev, Greimas, Coseriu et Pottier. Il est également le directeur et fondateur de la revue scientifique et culturelle en ligne Texto!, créée en 1996. Enfin, il intervient régulièrement sur le site « Perditions idéologiques » et il est membre de l'Observatoire du décolonialisme.

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« Toute langue peut exprimer toutes les pensées les plus contradictoires ; il en découle qu’aucune langue n’est par elle-même machiste ou féministe, socialiste ou totalitaire ; en outre, la catégorie grammaticale du genre n’a rien de commun avec la sexualité, et les sociétés qui parlent des langues sans genre, comme le persan ou le japonais, ne souffrent pas moins de discriminations que d’autres ; enfin, l’évolution d’une langue n’obéit pas aux décisions réglementaires ni aux pressions de groupes militants. »

 

Écriture inclusive et séparatisme linguistique, par François Rastier, le 10 août 2020.

Liens avec notre enquête
Personnes associées

Jean Szlamowicz, Xavier-Laurent Salvador, Franck Neveu, et Yana Grinshpun

Liens avec notre enquête

François Rastier revendique un désaccord profond avec l’usage de l’écriture inclusive et dénonce plus largement les études de genre et le discours contemporain sur le genre. 


En 2020, il co-écrit et co-signe une tribune dans Marianne avec 32 autres linguistes qui revient sur les défauts de l’écriture inclusive qualifiée d’écriture excluante.

 « Outre ses défauts fonctionnels, l’écriture inclusive pose des problèmes à ceux qui ont des difficultés d’apprentissage et, en réalité, à tous les francophones soudain privés de règles et livrés à un arbitraire moral. »

 

Chapeau de la Tribune de Marianne

François Rastier fait partie des linguistes français qui s’opposent à l’usage de l’écriture inclusive et qui s’opposent à la création de nouvelles normes pour en stabiliser l’usage. Il rapproche cette pratique des concepts de doctrine et d’idéologie et remarque l’imposition d’un pouvoir. Il reconnaît la féminisation comme une évolution légitime et naturelle de la langue mais s’oppose à tout principe ou toute norme visant à imposer l’utilisation d’un langage inclusif. Il soutient que le masculin générique a fonction de neutre, que la langue appartient à tout le monde et que c'est l’usage qui en est le seul maître.   

À la question de la possibilité que l’usage de l’écriture inclusive devienne norme, François Rastier pointe une difficulté principale :   

« Les signes de l'écriture inclusive ne correspondent pas à la nature des signes linguistiques. Ce sont des signaux, alors qu’un signe linguistique est un symbole, au sens de Saussure. »

Extrait de l'entretien

Pour François Rastier, il faut distinguer le domaine de l’écriture et les domaines de la syntaxe et des catégories :

« L'écriture est un code, alors que la langue est un système symbolique. Si l’on considère que la langue fonctionne comme un code, par exemple le code morse, on supprime la différence, fondamentale du point de vue sémiotique, entre les signaux et les symboles. Pour la même raison, les langues ne sont pas réductibles à des logiques parce qu’une logique fonctionne avec des symboles formels. Un symbole formel renvoie univoquement à toujours la même chose, même si cette chose n'est pas connue, tandis qu'un mot renvoie à des choses différentes à chacun de ces emplois. »

Extrait de l'entretien

Selon lui, les « inclusivistes » (acteurs prônant l’écriture inclusive) veulent imposer une nouvelle morale, or il est évident que la langue appartient à tout le monde. Il parle d’une inclusivité obligatoire qu’il qualifie de dialecte normatif. Dans son article « Écriture inclusive et exclusion de la culture », François Rastier dit « il ne s’agit pas de décrire les usages mais d’imposer les siens, participant ainsi à un contrôle social renforcé. ». À titre d’exemple dans la tribune publiée dans Marianne, il affirme : « Si la féminisation est bien une évolution légitime et naturelle de la langue, elle n’est pas un principe directeur des langues » .


Dans cette même tribune, il réfute le lien entre genre grammatical et genre social. Selon François Rastier, la langue n’a pas pour principe de fonctionnement de désigner le sexe des êtres. Il prend pour exemple un contexte où la phrase « tu es un vrai tyran » qualifie une femme et dans laquelle, selon lui, le mot « tyran » ne réfère pas au sexe, mais au comportement, indépendant du genre du mot. En outre, il affirme que la distinction des identités au sens large entraîne leur division. Dans son article « Écriture inclusive et exclusion de la culture », François Rastier dit ainsi : « L’inclusion revendiquée ne produit ainsi que de l’exclusion, au nom bien entendu de la lutte contre les discriminations » et fait référence ici à la censure dont fait preuve son collègue linguiste Jean Szlamowicz.

« trouver un quelconque privilège social dans l’accord des adjectifs est une simple vue de l’esprit »

Tribune dans Marianne

À propos de l’agence Mots-Clés, qui reprend la formule de Michel Foucault sur les liens entre forme et fond du discours, il affirme : 

« Faire du discours, quel qu’il soit, le lieu d’une lutte politique pour la prise du pouvoir fait de son usage une éristique constante — et suppose en outre une conception totalitaire du pouvoir, qui s’exercerait sans la médiation d’institutions et indistinctement sur tous »

Article « Écriture inclusive et exclusion de la culture »

À propos du dépôt du nom « écriture inclusive » à l’INPI par l’agence, François Rastier dénonce un secteur économique qui se crée et, sous entendu, des acteurs qui en tirent profit. Il réitère cet argument dans notre entretien. 

François Rastier argumente que les pays et langues qui n’ont pas de binarité dans leur genre grammatical n’observent pas pour autant de réduction des inégalités de genre.  


D’un point de vue linguistique, il écrit que l’écriture inclusive annule les concepts de phonème et morphème en rendant l’écriture imprononçable. Celle-ci exclut ainsi la fonction phonique de la langue au profit de la fonction sémantique et François Rastier trouve cela problématique.

Il remet en cause le déterminisme linguistique qui pour lui tient plutôt du relativisme linguistique.

 

D’après l’entretien que nous avons mené avec lui, il réfute l’idée d’une « controverse » autour de l’écriture inclusive mais qualifie la situation plutôt de « polémique » ou de « sujet de société », dont il serait complexe de tirer une question scientifique qui pourrait devenir un apport en linguistique. Il précise que ce débat n'engage pas de savoirs spécialisés et ne suit pas de protocole scientifique donné. 

« Le persan n’a pas de catégorie du genre et les femmes n’en sont pas moins discriminées en Iran »

Article « Écriture inclusive et exclusion de la culture »

« La langue n’oblige à rien ».

Extrait de entretien

« Pour qu'il y ait controverse, il faut qu’il y ait un terrain où on puisse tenir compte des arguments. Les arguments qui sont complètement externes et qui ne peuvent pas être infirmés, sont de l'ordre de la croyance. » 

Extrait de l'entretien

François Rastier remet en cause la pertinence des travaux de psycholinguistique, qui est, selon lui, une science dérivée de la psychologie et non de la linguistique.

« Le problème avec la psycholinguistique, c’est que c’est une partie de la psychologie, pas une partie de la linguistique, donc les représentations associées sont très variables selon les individus et dépendent étroitement du protocole expérimental du psycholinguiste. » 

Extrait de l'entretien

Ressources 
Ressources

Grinshpun, Yana. Neveu, Franck. Rastier, François, et al. Tribune  : « Une “écriture excluante” qui “s’impose par la propagande” ». Marianne. 18 septembre 2020.

Rastier, François. « Écriture inclusive et séparatisme linguistique », Blog Mezetulle. 2020. 

Rastier, François. « Écriture inclusive et exclusion de la culture ». Cités. 4 juin 2020. N° 82, n°2. Pages 137 à 148.

Entretien
Entretien

Cet entretien a été réalisé le 2 avril 2021 sur Zoom et a duré 1h20 environ.

Il a été retranscrit par Emma Bouvier et Léa Mathieu puis relu par François Rastier.

Léa Mathieu

Bonjour. Merci beaucoup d'avoir accepté notre invitation à échanger dans le cadre de cet entretien sur l'écriture inclusive. Vous êtes François Rastier, docteur en linguistique, sémanticien ainsi que directeur de recherche au CNRS et vous avez créé la discipline de la sémantique interprétative et de manière générale, vous vous intéressez, si l'on peut se permettre de dire ça, à la dimension cognitive du langage. Concernant notre sujet, l'écriture inclusive, vous avez écrit plusieurs articles et vous avez également coécrit avec Jean Szlamowicz, notamment, une tribune dans Marianne le 18 Septembre 2020 qui a été signée par 32 autres linguistes. Pour commencer, nous aimerions vous demander, au regard de votre parcours, qu’est-ce qui a motivé et suscité votre intérêt pour ce sujet qui est l'écriture inclusive ?

 

François Rastier

Tout simplement des questions mises dans le débat public, plutôt à propos du langage plutôt qu'à propos de la linguistique, mais concernant des points précis sur des phénomènes linguistiques. Souvent, les questions de langage se réduisent alors à des controverses sur le sens des mots, sur les nouveautés dans le dictionnaire, etc. 

Les enjeux d'une projection de catégories sociales sur le fonctionnement linguistique m'intéressaient dans la mesure où, en linguistique, le problème qui se pose, c'est d'objectiver les faits et d’admettre que le langage a son ordre propre, ce qui nécessite une objectivation particulière. Ses liens avec le « social » ne sont pas directs, ce ne sont pas de simples projections.

Quand Barthes prétendait que la langue est fasciste, parce tout locuteur se trouve affronté à des choix, il confondait les règles avec une dictature. Or le locuteur n'est pas obligé de choisir d'être fasciste et peut tenir un discours antifasciste dans une langue supposée fasciste. Le discours inaugural de Barthes aurait dû céder la place à un noble silence antifasciste.

Si la langue était fasciste, les fascistes n’auraient pas voulu la modifier. Et si elle était vraiment modifiable, ils y seraient arrivés. Or, certains ont voulu la modifier dans leur sens, comme les nazis et des staliniens. Ils n’y sont pas arrivés. Ils ont parfois imposé une phraséologie, mais ils ne sont pas arrivés à modifier la structure de la langue. Un opuscule de Staline s'intitule Le marxisme et la linguistique (1951) et celui qui l'a rédigé, le linguiste Cikobava, conclut qu’après plus de trente ans de dictature du prolétariat, la langue n'avait pas changé et donc ne faisait pas partie de l'idéologie —la « superstructure » à l'époque — ni de la base économique — « l’infrastructure » à l’époque : elle est donc d'un ordre à part, ce que disait d’ailleurs Saussure. 

Le langage est une institution, mais une institution très particulière qui n'a pas le même régime que les autres institutions sociales. Notamment, on ne peut pas la changer par des modifications législatives ou autres. 

J’en viens à votre première question : « Nous souhaitons vous interroger sur la définition du terme « écriture inclusive » et plus largement, sur le concept de l'inclusivité qui lui est associé ». 

L’expression « écriture inclusive », revoie non seulement à l'écriture mais au lexique, à la syntaxe, etc. Cette notion d'écriture est aussi large que celle des littéraires à propos de l'écriture romanesque par exemple.

D'autre part,  la notion d'inclusivité n'est pas claire, tout simplement, car elle suppose des exclus et des inclus. Or, dans une langue, chacun est inclus dès qu'il la pratique. Derrière cette notion d'inclusion, il y a l'idée qu’inclure, c'est rendre visible, ce qui suppose une anthropologie très particulière : « on existe quand on est vu ». C'est u principe évidemment important dans une société du spectacle. 

Mais le langage fonctionne aussi par ce qui n'est pas dit et ce qui n’est pas montré, tout simplement parce que dès que vous utilisez un mot, vous éliminez ses voisins dans le même paradigme. Cette organisation en paradigme distingue les langues des langages animaux et aussi des langages formels. La langue fonctionne par l'absence, par des contrastes : c'est un système entièrement négatif, si on peut dire. C'est un faisceau de différences, aussi bien de différences sonores que de différences sémantiques. 

Si le langage est une institution, il voisine avec d’autres institutions, ce que Cassirer appelait d’autres formes symboliques, c'est-à-dire des institutions symboliques comme le droit, la technique, le mythe, etc. 

Or l'exclusion relève d’autres catégories, notamment juridiques (qui est inclus ou exclu ?). Par exemple, est-ce que les femmes ont le droit de vote ou pas ? Depuis 1949, elles l’ont en France, après l’Iran, c'était. 

Donc la question devient alors : de quoi les femmes sont-elles exclues aujourd'hui ? De la possibilité de témoigner en justice, de l'héritage équitable, du mariage choisi, des professions, etc. ? 

Indépendamment du droit, il y a des inégalités de fait. Mais le sont-elles dans le langage ?  Une observation : les 120 universités en France pratiquent toutes l'écriture inclusive, et il n'y a que 20 qui soient présidées par des femmes. La question de l'égalité et de l'inclusion n'est-elle pas extérieure à la langue ? Pourquoi ces facs inclusives, n’élisent-elles pas de présidentes ? Ce sont des questions purement d'ordre social et non pas linguistique. 

Un deuxième point : si l’on pratique une norme nouvelle avec l'intention tout à fait irréprochable et généreuse de l'inclusion, pourquoi ne parle-t-on jamais de ceux que l'usage de cette norme exclut, c'est à dire ceux qui apprennent la langue, les étrangers, les dyslexiques, les aveugles, parce qu'ils ont des machines à générer du braille qui ne marchent pas avec l'écriture inclusive ? Est-ce que cette solution non seulement ne résout rien pour les personnes qu'elle est supposée inclure, mais crée des difficultés à beaucoup de personnes qui sont exclues sans qu'on n'en parle ? 

J'ai vu le cas, au mois de janvier 2021, d'une présidente d'université, qui, décide de ne plus pratiquer l'écriture inclusive. C'était Noël pour l'ensemble du secrétariat, qui était, par des pesanteurs sociologiques que vous devinez, presque entièrement composé de femmes. 

 

Léa Mathieu

Je me posais la question, vous avez parlé de la norme, et également de l’usage. Quel est le lien que vous faites entre norme et usage dans le cadre de l'écriture inclusive ? 

 

François Rastier

Vous posiez ensuite la question « Qui fait la langue ? » et nous aborderons d’abord les usages et les normes. 

La langue, on naît dedans, mais au sens où on l'entend, même dans le ventre de la mère, c'est un peu comme dans une piscine. L'enfant, à 3 jours, réagit plus à la langue maternelle qu'à une autre langue. 

La langue est une partie du milieu sémiotique : on est environné de signes pendant toute la vie. En vivant dans ce milieu, on le modifie. C'est une loi de l'écologie sémiotique, Comme l’a remarqué Humboldt (qui est d'ailleurs le fondateur des universités modernes, mais aussi un grand linguiste), chaque usage de la langue la modifie un tout petit peu. 

Vous vous réveillez le lendemain matin, et elle a changé parce que des gens ont continué à parler. Elle change peu, mais parfois l'usage individuel peut la modifier ; par exemple Bernard Pottier, qui est un linguiste, a inventé six cents néologismes en linguistique, et 3 ou 4 sont passés dans l'usage, restreint, de la linguistique française. Il en était très content d’ailleurs. Des innovations se produisent, certaines, on ne sait pas pourquoi, sont retenues. Par exemple, vers 2002, je crois, on diffusait une publicité anti-alcoolique avec le slogan : « Bonjour les dégâts » — je ne sais pas si vous vous souvenez de ça, sans doute pas (rires). je téléphone à Alain Rey et je lui dis « Alors, vous le faites entrer dans Le Petit Robert ? » parce que tout le monde disait dans la France entière « Bonjour les dégâts », soit « Bonjour ceci », « Bonjour cela », « Bonjour le froid, bonjour le chaud », Ça a complètement disparu, personne ne peut savoir pourquoi. 

Je rappelle deux dualités. La dualité entre l'individu et la collectivité n'est pas une opposition, car l'individu à la fois fait partie de la collectivité, mais on reçoit des pressions. Ensuite, la dualité entre la langue et la parole. La langue, c’est par exemple la structure de la syllabe. Personne ne peut modifier la structure de la syllabe, sinon elle n'est tout simplement pas comprise. Il reste possible de prononcer des syllabes non standard : il y a eu hier un poisson d'avril dans Le Monde, une Marseillaise en écriture inclusive : « Allons, enfants de la m’patrie ». Et « m’p » », on peut le dire, c'est possible, mais ça ne correspond pas à la structure. De même pour la position de l'adjectif : on peut dire départementale route, mais en principe, en français, on ne met pas les on évite les adjectifs longs avant le nom, etc. 

En fait, l’écriture inclusive porte essentiellement sur des catégories morphologiques. L'essentiel des débats a eu lieu sur le genre. 

Le genre est une des catégories comme le nombre. Il y a des langues où il n'y a ni genre ni nombre. Par exemple, en japonais, c'est la même expression qui signifie la cerise, une cerise, des cerises. Le genre n'a aucun rapport avec le sexe. Un grammairien de l'époque d'Auguste, Varron écrit d'ailleurs voici deux mille ans que le genre et le sexe sont des choses différentes ». 

Il se trouve que l'anglais « gender », un euphémisme victorien pour parler du sexe, s'est mêlé à cela dans le discours dit théorique du genre. On a confondu le genre avec le sexe des choses désignées. 

Voyez, par exemple, la Lune et le Soleil en français, c'est exactement le contraire en allemand. Si j'écrivais un poème romantique en allemand, je pourrais croire que le Lune est masculin et la Soleil est féminin, je pourrais broder autour de ça une élaboration imaginaire, qui n’aurait rien à voir avec la structure de la langue. 

 

Emma Bouvier

Peut-être, j’aurais une question. Pour revenir sur l'usage dont vous parliez juste avant, est-ce que si on part du principe que l'usage fait la norme et que l'usage de l'écriture inclusive tendrait à se répandre, est-ce que l'écriture inclusive ne deviendrait-elle pas norme in fine ? 

 

François Rastier

Alors, il y a des difficultés pour qu'elle devienne norme, car les signes de l'écriture inclusive ne correspondent pas à la nature des signes linguistiques. Ce sont des signaux, alors qu’un signe linguistique est un symbole, au sens de Saussure. 

Ensuite, ne confondons pas la langue et l'écriture. Le turc a changé d'écriture : d’abord écrit en arabe, il fut écrit ensuite en caractères latins, et ça n'a absolument rien changé à la structure de la langue turque. 

L'écriture est un code, alors que la langue est un système symbolique. Si l’on considère que la langue fonctionne comme un code, par exemple le code morse, on supprime la différence, fondamentale du point de vue sémiotique, entre les signaux et les symboles. 

Pour la même raison, les langues ne sont pas réductibles à des logiques parce qu’une logique fonctionne avec des symboles formels. Un symbole formel renvoie univoquement à toujours la même chose, même si cette chose n'est pas connue, tandis qu'un mot renvoie à des choses différentes à chacun de ces emplois. C’est l’exemple de Saussure, « Messieurs, messieurs » : le deuxième « Messieurs » n'est pas le même que le premier. Pourquoi ? Ce n'est pas le même contexte, pas la même intonation, etc. 

Un deuxième point : les langues, par principe, sont dans une succession. Il y a une linéarité du langage et l'écriture alphabétique est fondée là-dessus. Donc, vous ne pouvez pas avoir deux mots dans la même place dans l'histoire, que ce soit un mot ou une chaîne de caractères, soit un autre. Alors que par exemple, Madame Viennot dit « On doit avoir les deux en même temps ». Ce qui pose à la fois des problèmes : c'est impossible à oraliser. Je ne sais pas par où, comment commencer. Si j'avais tous·tes : est-ce que vous allez prononcer « toustes » ? Ou bien est-ce que vous allez prononcer « Tous et toutes » ? 

On pourrait dire que de Gaulle a inventé l'écriture inclusive : « Françaises, français ». On est simplement là dans l'usage, c'est une forme de politesse ou un usage social. Ça n'a rien de révolutionnaire. De Gaulle, on est bien d'accord, ce n'est pas n'importe qui, mais… (rires). 

Parmi les phénomènes qui sont juxtaposés par des manuels d'écriture inclusive, il y aussi la féminisation des noms de métiers. Au Moyen-Âge, une archère, ça n'existait pas (rires). Bon, maintenant, les archères existent. 

Les archères étaient de petites fenêtres pour tirer des flèches t. Au XIXème siècle, les bouchères étaient plutôt des femmes de bouchers que des bouchers proprement dits. L'évolution du sens suit tout simplement l'évolution de la société. Il y a eu les grutières sous Staline, etc. 

Trouver des noms pour de nouveaux métiers, maintenant, féminisés, ne pose aucun problème, du moment que l’on utilise les règles de dérivation. Par exemple, il y avait le chercheur et la chercheuse, et maintenant, le président du CNRS, dit les « chercheures ». On va créer une insécurité supplémentaire. Il y avait un mot au féminin, parfaitement dérivé par rapport à la langue, du moins les normes de la langue : chercheurs, chercheuses, plongeurs, plongeuses, etc. Vous avez à choisir : chercheuse ou chercheure, ou autre chose ? Ça crée une insécurité. 

 

Léa Mathieu

Ça me fait penser à cet emploi du neutre que fait Alpheratz, que vous citez d’ailleurs dans un de vos articles.

 

François Rastier

Oui, oui.

 

Léa Mathieu

Qu'est-ce que vous pensez de cette manière de faire, avec le « -aire », le pronom « al » par exemple ?

 

Emma Bouvier

Parce que du coup, on perdrait les signes typographiques qui, du coup, ne font pas partie des signes linguistiques que vous évoquiez tout à l'heure. 

 

François Rastier

Il y a d’autres questions, comme celle de l'existence du neutre en français. Certains comme Madame Viennot disent « cela n'existe pas ». C'est faux, ça existe. 

Il y a des langues où il y a beaucoup de neutre, par exemple le latin. Il y a des langues où il y en a très peu, par exemple, « on » en français est un pronom neutre. « Il » dans « il pleut » est impersonnel, etc. « Ça » même désignant une personne, par exemple, un bébé, « ça crie », « ça madame ». Bon, « ça », ça ne désigne pas un garçon ou une fille, « ça » désigne un bébé au sens générique du terme. 

Pour Madame Viennot, qui je le rappelle n'est pas linguiste, mais spécialiste de Marguerite de Valois, « il devrait y avoir pour chaque homme, un mot au masculin et pour chaque femme un mot féminin ». 

Mais je pense aux gardes françaises, par exemple, qui étaient tous des hommes. Cela peut être réélaboré du point de vue littéraire. Par exemple, Jean Genet, pour des raisons disons érotiques, particulières, s'intéresse beaucoup à des formes comme sentinelles ou gardes françaises, mais jamais les sentinelles ne se sont sentis féminisées parce qu'on les appelait des sentinelles. On peut dire une trompette, dans un orchestre, alors qu'en fait, c'est un homme. Donc, ce genre de choses montre que l'on ne peut pas aller directement de la catégorie morphologique au sexe C’est simplement un morphème, rien de plus. Ces catégories qui se répètent comme le genre, le nombre, etc., servent à organiser la structure de la phrase pour qu'on s'y repère. 

Ça ne sert pas à désigner des choses. L'idée que le langage soit un simple répertoire dénotatif a disparu avec la création de la linguistique à la fin du 18ème siècle. C'est une question qui relève plutôt de la logique ou de la philosophie du langage, mais qui ne relève plus de la linguistique. 

 

Emma Bouvier

Justement, à ce propos, on a regardé des études, notamment en psycholinguistique, qui établissent un lien entre l'impact de la langue et les représentations sociales genrées. Qu'est-ce que vous pensez de cette discipline ?
 

François Rastier

La psycholinguistique est une partie de la psychologie. Comme je vous disais tout à l'heure à propos de la lune et du soleil en allemand, ce sont des représentations associées. (Silence). 

Les seuls éléments concluants qu’on ait eu à ce propos, portent sur les offres d'emploi : si l’offre d'emploi était marquée doublement au masculin et féminin, les femmes retenaient plus facilement que l’offre était ouverte à des femmes 

L'offre d'emploi est un genre très particulier qui ne représente pas l'ensemble du français standard. 

En revanche, il n'y a pas eu, ou très peu d'études sur les obstacles à la représentation. Quand je dis « iel », qu'est-ce que je représente ? 

Peu d’études non plus les obstacles à la lecture… 

 

Léa Mathieu

Pascal Gygax ainsi que Gabriel Ute, par exemple, ils ont fait des études et des expériences — je n'ai plus vraiment l'étude exacte en tête — et ont montré que plus les gens étaient habitués à lire cette écriture inclusive, mieux ils la comprenaient, plus vite ils la lisaient. Ils ont aussi montré que l'attitude à l'égard de cette écriture inclusive avait par contre, elle, des conséquences sur notre lecture. C’est-à-dire que des personnes qui, je vais dire ça de manière assez grossière, n'aimaient pas l’écriture inclusive, la voyaient d’un mauvais œil, avaient vraiment de la peine et bloquaient dessus, tandis que d’autres qui étaient beaucoup plus favorables, avaient plus de facilités à la lire, mais d’un point de vue mental, justement.

 

François Rastier

Évidemment, la capacité d'apprentissage est grande. Par exemple, on peut vous enlever dans un texte les lettres, vous arrivez à reconstituer. Le langage du Schtroumpf, vous arrivez à comprendre ce que ça veut dire, etc. Bon. « Que le grand Schtroumpf me schtroumpf », tout le monde comprend, par rapport aux structures de phraséologie. Le problème, c'est qu’aucun inclusiviste n'applique continument ces normes au sein du même texte. En général, au début, c'est un affichage et après, ça change. Parfois, il utilise plusieurs fois des formes différentes, par exemple « toustes ». Ce qui est particulièrement désorientant, c'est la création de formes qui n'existent pas en français « tou », par exemple, ça n'existe pas. C'est une syllabe. En tant que syllabe, c’est une syllabe française possible puisqu'en fait, c'est bien une partie d'un mot. Donc, qu'on crée une unité linguistique. Pourquoi ? J'ajoute que chaque inclusiviste a ses propres usages, c'est-à-dire qu'il s'agit d’idiolectes, dans le cadre d'inclusivistes radicaux qui écrivent une translangue comme Alpheratz. À ce moment-là, il s'agit d’idiolectes qui ne sont pénétrables que par la personne qui l'utilise. Il y a un côté ésotérique là-dedans qui est très clair, dans l'usage même de son nom. Elle crée un nom qui est un pseudonyme, puisque Alpheratz, comme vous savez, c'est l'étoile majeure d'Andromède. Et Andromède, ça signifie celle qui gouverne les hommes. Donc, il y a des couches cachées. De ce point de vue-là, dans l'écriture de l’inclusivisme radical, qui exclut même d'ailleurs les inclusivistes LGBT classiques, c'est de la translangue. C'est à dire que c'est plutôt, non pas de l'ordre des langues artificielles comme l'espéranto qui veulent-être des langues universelles, mais de langues ésotériques, qui pensent que certaines formules ont un effet en elle-même. Combinant « il » et « elle » en créant « iel », on va désigner quelque chose ou quelqu'un plutôt qui est non-binaire et là, on est tout près de la pensée magique. C'est-à-dire une opération sur la langue, crée une réalité nouvelle, tout simplement, c'est le principe de l'invocation elle-même. Alors maintenant, si on reste dans l'inclusivisme, disons, standard, celui des circulaires que l'on reçoit tous les jours de nos administrations. Il reste à la question des dimensions pratiques et des domaines d'application. Ce sont vos questions, même. Il y a d'abord la question de la langue et du discours. La langue n'est pas inclusive ou exclusive. Le discours peut l'être. C'est une question de formulation comme le redoublement. Le discours ne peut pas décider de changer la langue. Il en est une utilisation, il peut la modifier qu'à la marge. Sauf à penser qu'on peut utiliser des formules-clés parce que l’inclusion est limitée à des points particuliers, des formes verbales. Vous voyez, ce sont des signaux. Et ça, c'est tout à fait caractéristique. Bon, ce serait discourtois de parler de formule magique, mais c'est malgré tout l'idée de signal, vous voyez, on met le « e » en majuscule, il y a différentes solutions dans la langue, dans la graphie. Ensuite, vous me posez la question que fait la langue ? Et c'est là, la question des représentations mentales. Alors, il y a des théories classiques. Enfin, classique, disons des théories philosophiques qui estiment qu’il y a un déterminisme linguistique, c'est-à-dire que vos pensées sont déterminées par votre langue. C'est le cas par exemple chez Heidegger qui, en tant que nationaliste métaphysique et théoricien nazi, pensait que la vérité de la pensée et de la philosophie se trouvait cachée dans les racines de la langue allemande. Et que donc, on ne pouvait philosopher et penser qu'en allemand. Il y a aussi l'hypothèse d'un anthropologue qui s'appelait Whorf, souvent confondu avec son collaborateur Sapir, enfin plutôt, il était le collaborateur de Sapir donc on parle de l'hypothèse de Sapir-Whorf. Il y a deux choses dans cette hypothèse. Il y a l'idée qu'il y a un relativisme linguistique, c'est à dire que les catégories linguistiques ne sont pas les mêmes selon les langues. Et que, en fonction des découpages lexicaux sur la différence du vert du bleu, on a fait des expériences de psycholinguistique sur les catégorisations : les frontières à l'intérieur des échantillons de couleurs vont être différentes selon les selon la langue qu'on emploie. Tout simplement parce que chaque langue découpe le spectre à sa manière. Ça, c'est du relativisme. Ce n'est pas du déterminisme. La langue ne vous oblige à rien. Les représentations mentales, ça va dépendre du genre, non pas au sens de gender mais du genre, c'est-à-dire savoir si on est en poésie ou dans le roman. On ne construit pas des représentations comme ça, il y a tout un cadre à l'intérieur d'un discours littéraire, religieux qui détermine, qui favorise telle ou telle représentation. Quand je dis, si c’est en poésie romantique, « cette femme avance comme une lionne », ça ne veut pas dire qu'elle avance à quatre pattes, vous voyez ce que je veux dire. (…).

 

Donc, l'idée était que le déterminisme est une hypothèse beaucoup trop forte. La preuve en est que les utilisateurs de toutes langues ne sont jamais d'accord entre eux. Je veux dire que ce soit dans les langues amérindiennes ou en français. Vous aurez toujours, par définition, la langue sert à ne pas être d'accord, ou du moins à trouver des accords, et en même temps, elle sert à être ambiguë. Cette ambiguïté permet la vie sociale. « Alors nous souhaitons enfin conclure avec votre vision personnelle globale du sujet ». Je pense que c'est un sujet, entre guillemets, de société et qu'il faut vraiment se creuser la tête pour y trouver une question scientifique au sens où ça peut apporter quoi que ce soit à la linguistique et au sens où ça mobiliserait des concepts de la linguistique. Par exemple. Je ne vois jamais de référence à la théorie de l'écriture. On a en France des auteurs majeurs comme Nina Catach, par exemple. Non, la théorie de l'écriture, ce n'est pas nouveau. Il n'y a aucune référence. C'est pareil pour les conceptions du langage mobilisées par les principaux auteurs de l’inclusivisme sont des conceptions qui ne correspondent pas du tout à la réalité de la langue. Si vous regardez par exemple ce que Madame Viennot dit de l'histoire de la langue française, ce n’est tout simplement pas son domaine et donc elle estime que la langue aurait été déféminisée par des grammairiens masculinistes. En fait, il y a deux, trois exemples, qui sont chez Racine, d'accords de proximité, mais c'est tout simplement de la licence poétique. Ça ne veut pas dire du tout que, entre guillemets, le masculin l'emportait sur le féminin. Il faut voir les contextes en détail. Il y a une plaisanterie de Madame de Sévigné qui dit « Je suis enrhumée » et elle dit « Je la suis ». Ça ne dit rien sur les règles d'accord, tout simplement. Je veux dire l'annuaire des rues de Paris. Si vous dites « hommes c'est masculiniste parce que ça veut dire les hommes et les femmes « donc il faut parler de la femme et l'homme de Cro-Magnon. Mais l'annuaire des rues de Paris, vous avez dedans des boulevards, des avenues, etc. Donc, « rue » peut être générique, ça dépend vraiment. Le générique n'est pas nécessairement le masculin et le masculin générique ne signifie pas nécessairement qu’on oublie les femmes, comme le féminin générique de « rue » ne veut pas dire qu'on porte atteinte à la masculinité à la masculinité des boulevards. Ça pose d’ailleurs problème parce que les catégories de la langue sont indifférentes au fait que c'est animé, inanimé, etc. Qu'est-ce qu'on va faire avec les masculins inanimés ? On les enlève. On n'en parle plus. Donc ça se réduit simplement à la désignation des hommes. Et les souris mâles, qu'est-ce qu'on en fait ? On devrait dire « un souris », un « tortue ». Ça montre bien l'arbitraire de ces catégories de genre pour représenter des vivants sans parler des inanimées bien sûr. Alors, ce n’est pas du tout un débat scientifique. Il y a des controverses, mais ce sont des controverses qui ne mobilisent pas des questions propres avec les caractéristiques qui pourraient faire une controverse scientifique. Qu'est-ce qu'il faut pour avoir une controverse scientifique ? Il faut des hypothèses, il n'y en a pas, il faut une régularité dans l'hypothèse d'un domaine d'application. Là, je viens de donner l'exemple que le domaine d'application se réduit non seulement aux animés, mais il se réduit aux humains. Qu'est-ce qu'on va faire avec les fantômes ? Avec les femmes fantômes ? On a une idée très restrictive et surtout, il n'y a pas de méthode c’est-à-dire, on ne peut pas infirmer une hypothèse. La science ça avance comme ça. On fait une hypothèse, on a une méthode de validation et on vérifie si c'est vrai ou si c'est faux avec cette méthode. Là, il y a simplement des affirmations. Qu'est-ce que c'est que l'activité scientifique ? Ça ne consiste pas à vérifier ce qu'on pense, ça consiste à contredire ce qu'on pensait d'abord. Si on ne se donne pas les moyens de contredire, à ce moment-là on est dans l'idéologie, tout simplement. C'est parfaitement légitime. Mais pour qu'il y ait controverse, à mon avis, il faut qu'il y ait des méthodes communes et que les arguments défavorables puissent être pris en compte. Quand vous avez, par exemple, le principe que à tout individu masculin doit correspondre un mot masculin, c'est ce que dit Madame Viennot, ça ne correspond pas à la réalité. Si c'était le cas, elle éliminerait tous les contre-exemples. En linguistique, on a minimalement les contre exemples. Si vous dites « les sentinelles devraient être masculines », vous éliminez le contre-exemple. Dans ce cas-là, vous vérifiez toujours. Le problème c’est que quand on a toujours raison, c'est que quelque part, on a tort. C'est un principe scientifique. Une activité scientifique n'est pas la vérification d'une idée préconçue, elle consiste à détruire les idées préconçues. Et la confusion entre « masculin » égale « mâle », « gender » égale « genre », ce sont des idées préconçues. C'est tout simplement on prend des mots et on pense que masculin genre et masculin sexe ont un rapport, non ! Si vous prenez l'ensemble des mots masculins ou des mots féminins, « la zorgite est une variété impure de clausthalite », où est la féminité là-dedans ? 

C’est de l’hallucinatoire. On projette une catégorie sexuelle, c'est ce que dit Madame Viennot, elle dit « Il y a des mots qui sont trans ou des mots qui sont bi (amour, délice). Qu'est-ce que ça veut dire ça ? Des catégories comme trans ou bi sur un vocabulaire. 

Elle interprète les rimes féminines et les rimes masculines au sens fort. En quoi une rime se terminant par un « e » serait-elle plus féminine que si la rime se terminait par autre chose ? Et donc elle estime ce serait une promotion de l'hétérosexualité parce qu'il y a alternance des rimes féminines et des rimes masculines », sauf que, par définition, en poésie classique, cette alternance accouple les rimes féminines et accouple les rimes masculines et pas faire rimer un masculin et un féminin. Elle lit ça comme une promotion de l'hétérosexualité, on peut très bien lire ça avec beaucoup plus d'arguments, comme une promotion de l'homosexualité, ce qui serait tout aussi aberrant. 

Pour qu'il y ait controverse, il faut qu’il y ait un terrain où on puisse tenir compte des arguments. Les arguments qui sont complètement externes et qui ne peuvent pas être infirmés, sont de l'ordre de la croyance. Les croyances sont légitimes, ce n’est pas le problème : simplement si on me dit « la terre est plate », je dis que c’est une croyance. Mais quand on me dit « le « e » est féminin » c'est aussi une croyance, ça n’a tout simplement rien à voir avec la réalité du domaine. 

  

Léa Mathieu

A ce niveau, si je peux me permettre, est-ce qu’on pourrait considérer le travail de certains psychologues comme Markus Brauer qui a écrit « Un ministre peut-il tomber enceinte » ? Dans son article, il montre justement que le générique masculin active moins de représentations féminines qu'une formulation plus neutre. Il a montré ça à travers trois expériences scientifiques. Est-ce que ce genre de savoirs spécialisés peuvent entrer dans la controverse ?  

 

François Rastier

Le problème avec la psycholinguistique, c’est que c’est une partie de la psychologie, pas une partie de la linguistique, donc les représentations associées sont très variables selon les individus et dépendent étroitement du protocole expérimental du psycholinguiste. Par exemple, le travail sur la typicalité il y a une trentaine d'années. Il s'agissait de chercher les représentantes typiques de catégories, par exemple la pomme pour les Européens du Nord pour mettre le type du fruit, l'orange pour les Européens du Sud. Mais si vous regardez bien les consignes, c'était du genre « Si on vous dit grand-père » et que votre grand-père avait un fusil, ne répondez pas fusil par association ». 

Donc, il y a souvent des cadres qui sont beaucoup plus contraignants que l'on ne le croit dans les expériences de psycho, qui sont d'ailleurs faites sur des étudiants de psycho la plupart du temps : des biais multiples sont possibles. Quand bien même il y aurait des représentations favorisantes pour certaines formules dans le cadre de l'offre d'emploi, c’est évident. Dans ce cas, il suffirait de décrire en toutes lettres dans les offres d'emploi, que ça s'adresse explicitement aux femmes. 

Pour cela, inutile de mettre des points médians ou des trucs comme ça ou des slashs. Ce sont des objectifs. Ils seraient atteints par d'autres moyens. Pourquoi ces moyens ? Pourquoi ne choisirait-on pas des moyens simples comme le redoublement « Françaises, Français » ? 

Pourquoi faudrait-il incruster des ponctuations dans la langue, alors qu'on a mille moyens de parler autrement, sinon par la volonté d'imposer un pouvoir ? On reste alors de la polémique, et l’on rend impossible la controverse. Car s’il y avait controverse, on pourrait être d'accord, tout simplement parce qu'il y aurait des éléments communs, une méthode commune, un objet empirique qui permette d'objectiver des faits, au lieu de rester dans la subjectivation. 

 

Emma Bouvier

À ce sujet, on a remarqué qu'il y avait des linguistes, dans le domaine de la linguistique, qui se sont intéressées au sujet de l'écriture inclusive, je pense notamment à Julie Abbou.  Donc qu'est ce qui explique qu'il y ait un débat au sein de cette activité linguistique ? 

 

François Rastier

Pour pouvoir objectiver quelque chose, il y a un minimum de respect à l'égard de son objet qui doit vous résister. Or le caractère empirique et la description sont abandonnés, dans la perspective du « jeu avec la langue » (Abbou). Quand Julie Abou parle non des auteurs ni des autrices, mais des auteur.reuses », elle s'amuse, on est bien d'accord, elle dit « il faut jouer, nous jouons de la langue ». Mais à quoi joue-t-on exactement ? Et est-ce que l'activité de la linguistique consiste à jouer ?  Ce jeu paraît totalement gratuit, même si ça rapporte en termes d'image. 

Il y a toute une théorie de la performativité. Le genre est performé : « Je le dis donc c'est ». Comme le dit une starlette woke, « votre enfant n'est ni une fille ni un garçon, il choisira à 18 ans. On ne va pas intervenir ». Rappelons la différence entre la température et la température ressentie. En linguistique on est du côté de la température mesurée et non pas de la température ressentie. 

Le genre, entre guillemets, c'est du sexe ressenti (c’est officiel, dans le DSM, rubrique Dysphorie de genre).La projection du sexe ressenti sur la langue, c'est encore autre chose, on peut en parler indéfiniment, et la confusion augmente parce que les inclusivistes n’ont aucun moyen d'être contredits par les faits. Je crois qu’une discipline se définit par rapport à ce qu'elle renonce à dire. Là, un objet, donc il y a des choses qui lui échappent par définition. C’est ce qui permet de définir cet objet. Donc sur « iel » ou sur des formes ou de ce « genre », je n'ai strictement rien à dire : c'est attesté chez Alpheratz ou chez Abbou. 

Voilà, mais « Abracadabra » était bien attesté ailleurs. Ce sont des formules dont la réalité linguistique et même la réalité sociale, en dehors de petits cercles, me paraissent tout à fait évasives. 

Si on voulait vraiment favoriser l'égalité, il faudrait employer cette énergie à autre chose. Et, notamment non pas à faire de la langue un terrain de chasse, mais s'occuper un petit peu plus des inégalités de salaire, par exemple. Il n'en est jamais question. Pourquoi ? C'est d'abord ça, l'illégalité. Ou bien je constate, par exemple, que je n'ai jamais entendu parler, dans ces milieux, de protestation contre le statut des esclaves de Daech : un marché aux esclaves où on vend des femmes, c'était pourtant un beau thème pour des féministes. Non, pas du tout, elles n’en ont jamais parlé. 

Parlons plutôt de ce qui se passe, effectivement c’est à dire la question des droits et du respect humain. La question du genre au sens grammatical du terme, c'est vraiment superfétatoire par rapport à ce genre de choses. Par exemple, il y a des tas de pays où il y a des mariages forcés, l'impossibilité de témoigner seule en justice, etc. Est-ce qu'une fille peut hériter ? Non. En Tunisie, c'est la moitié de l'héritage par rapport aux garçons. Bon, ça, c'est des vrais problèmes, y compris dans des pays laïques. S'en prendre par ailleurs aux féministes universalistes, ce qui est le cas de la plupart des inclusivistes, ça pose problème. 

Or, les féministes universalistes, Beauvoir et autres n'ont jamais pensé ces problèmes de langage dans ces termes. Il y a eu un peu d'humour dans le MLF dans les années 1970, au lieu de « personne ne m’aime » c’était « mersonne ne m’aime ». Là, il n'y a aucun humour, nulle part. 

 Qu'est ce qui s'est passé ? C'est le problème d'une rupture avec les objectifs véritables d'émancipation. Allez sur Al-Jazeera+, la chaîne préférée de Gorchane, l’assassin de la policière de Rambouillet, tout est en écriture inclusive parce qu’elle s’adresse aux jeunes. Al-Jazeera, c'est le Qatar. Allons voir la situation de la femme au Qatar. Est-ce qu'elle peut avoir un carnet de chèques ? Est ce qu'elle peut faire quelque chose sans son mari ? Est-ce qu'elle peut divorcer ? On en est où des libertés ? 

 

Léa Mathieu

J'aimerais revenir sur une question qui nous tenait beaucoup à cœur sur la notion de « Qui fait la langue », car c’est vraiment au cœur de notre débat. On se demandait par rapport aux institutions comme l'État ou encore comme l'Académie Française, quel rôle avaient-elles vis-à-vis de cette notion d’écriture inclusive ? L'Académie Française a pris position à plusieurs reprises, sur la féminisation des noms de métiers par exemple, ou l’État également, il y a énormément de circulaires ou des propositions de projet de loi. Qu’est-ce que vous en pensez en tant que linguiste ? 

 

François Rastier

Voici l’article 2 de la Constitution : « Le français est la langue de la République ». Il y a une tradition de standardisation de la langue, depuis François 1er, et même avant. Ce n'est pas nécessairement une mauvaise chose, tout simplement parce que ça permet de l'unité nationale. Si chacun parle sa langue... 

Ça n'empêche pas de respecter les langues minoritaires. Chacun doit pouvoir apprendre plusieurs langues et d'ailleurs, les deux-tiers de l'humanité parle plusieurs langues chaque jour. La France est un cas un peu particulier de ce point de vue. Mais cela entraîne-t-il qu'il va falloir créer des dialectes ou des sous-dialectes pour contrer l'oppression systémique de la langue française ? 

L'uniformisation de la langue est plutôt un plus et nous est enviée par d'autres, ne l’oublions pas. En Inde, dans un colloque de 60 collègues, tous parlent en anglais, mais se divisent en 50 langues quand ils rentrent chez eux. 

Donc ce n'est pas nécessairement une mauvaise chose, même si personnellement, je suis président du comité scientifique de l'Observatoire européen du plurilinguisme. 

Quand Laélia Véron et d’autres multiplient les diatribes contre l'Académie Française parce qu’elle trouve que l'écriture inclusive ne mène à rien et crée des mots inexistants et des pratiques inexistantes... 

L'Académie ne servirait donc à rien. Voilà l’argument : « elle n'a fait qu'un dictionnaire en trois siècles ». D'abord, elle n'a pas arrêté de faire des dictionnaires, simplement, elle les fait lentement. Et ce sont des outils de référence, c'est tout ! 

Je ne suis pas fana de l'Académie française, mais simplement, quand Louis XIV la crée, il crée une Académie des sciences et une Académie de la langue pour unifier les usages. 

Des pays qui nous l'envient, il faudrait se demander pourquoi. Au Maghreb, il y a la difficulté de l'arabe dialectal. La norme correspond à l'arabe classique qui n'est parlé par personne. L'arabe commun est parlé par tout le monde, mais il n'est écrit que dans les SMS, mais ni dans les livres, ni dans les journaux. 

Maintenant à l’Académie, on élit aussi des femmes, y compris la secrétaire perpétuelle… 

 

Dans beaucoup d’entreprises, il y a toujours 20% de différence de salaires entre hommes et femme et on fait des formations à l’écriture inclusive. C'est apparemment un vaste travail de formation à l'égalité, sauf que le patronat préfère payer des cours d’écriture inclusive que d’égaliser les salaires. Et en plus, il y a toute la question du contrôle social qui vient derrière. 

Comme par hasard, Caroline De Haas était membre du cabinet au premier ministère de l'égalité en 2012, quand il y a eu des premières circulaires ministérielles sur l’écriture inclusive. Depuis, elle a créé une entreprise prospère vend de la formation à l’écriture inclusive. Elle a créé un marché, ce n’est pas un secret. 

Ce ne serait pas plus mal d'écrire en français, d'enseigner le français. J'ai remarqué que les textes en écriture inclusive comportaient, peut-être parce qu'il y a un effort cognitif plus grand à écrire de façon inclusive, un nombre de fautes d'orthographe absolument sidérant, par exemple dans les textes de l’UNEF. Donc, il faut se demander si on n'est pas en train de se déporter des vraies questions, comme la lisibilité.  

 

Léa Mathieu

C’est ce que vous disiez, il y a de nombreuses réformes orthographiques qui allaient justement compliquer la langue. Et vous disiez que l’écriture inclusive allait à l’encontre de l’apprentissage.

 

François Rastier

Certains instituteurs qui enseignent l'écriture inclusive. Ça ne peut que ralentir l’apprentissage parce que les normes sont déjà assez compliquées. Je crois qu'il faut simplifier. Ce sera bon pour tout le monde. 

Soyons républicains et surtout plaçons les problèmes sociaux là où ils se trouvent exactement, et non pas dans des formules graphiques. 

Mon avis est limité, je revendique ces limites. Pour qu'il y ait une vraie controverse, il faut aussi que le champ de discussion soit lui-même délimité, qu'on sache où est le problème, qu’on l’identifie comme tel, et qu'on ait à la fois un langage commun et des moyens de contredire les hypothèses. Ça, ça me paraît fondamental. 

Sinon, on reste dans un faux débat sans fin. Et plus il cache ses véritables objectifs, mieux on les oublie. 

 

Je vous remercie de votre intérêt. Je vous souhaite une bonne soirée et je vous fais un petit coucou en vous disant au revoir. 

 

Léa Mathieu

Merci beaucoup !

 

Emma Bouvier

Merci d’avoir accepté cet entretien ! 

 

François Rastier

Bon courage ! 

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